Repenser le corps avec les neurosciences - II
Quant un paradoxe s’avère récalcitrant, c’est qu’il s’enracine
dans la formulation même du problème qu’on veut résoudre. On s’est
d’avance condamné soi-même à reculer toujours l’intervention de la
Repenser le corps, l'action et la cognition avec les neurosciences 21
conscience, de la perception, de la décision, etc., dès le moment où
l’on a supposé la différence monde extérieur - états internes de
l’organisme comme cadre du problème de la cognition pour cet
organisme. C’est donc ce premier pas qu’il ne faut pas franchir sans
mûre réflexion. Au lieu de s’installer dans la position d’observateur
extérieur qui apporte au problème ses propres présupposés, voyons
plutôt comment à partir de son fond propre d’activité et de capacité
l’entité, indéterminée encore, que nous appelons « un vivant » se
détermine et fait en sorte qu’il y ait pour lui un monde, et comment
dans ce monde il se situe lui-même. Mais on ne verra rien de tel au
prisme de la représentation. Inévitablement, la cognition conçue
comme représentation renvoie aux objets d’un monde pré-donné et
aux dispositifs internes censés en assurer la reproduction isomorphe,
quelque part dans l’organisme. Ce qui revient à poser à cet
organisme un problème qui n’est pas celui qu’il se pose à lui-même,
mais celui que l’observateur lui pose. En dépit du fait que ce que l’on
veut savoir n’est pas la façon dont l’organisme résout le problème de
l’observateur, mais la façon dont il résout son propre problème :
comment il fait pour que se dégagent pour lui dans l’environnement
des objets d’expérience sur fond d’horizon indifférent, de quelle
façon il prend possession de son propre corps, et se distingue d’avec
d’autres êtres, ses semblables. Dans tous ces cas, la mise en présence
d’entités séparées : un monde - l’ego - autrui, suppose comme
préalable la séparation de ces entités dans le flux d’une expérience
vécue, et cette séparation demande au sujet une activité
différenciatrice doublée d’une activité valorisante.
Réintroduit-on, avec cette référence à une différenciation,
l’intellectualisme de la représentation à l’emprise duquel nous
tentons d’échapper ? On sait, par exemple, que c’est faire le lit du
platonisme que de procéder comme ces physiciens qui prennent les
modèles mathématiques comme des objets transcendants et les
plaquent sur le vivant, au mépris des processus d’interaction entre ce
vivant et le monde, au mépris de l’originalité de ce vivant, qui,
justement est d’être inséré dans le monde. — Aucun danger ici, car
une telle activité du différer n’est pas dérivée d’une Différence plus
ancienne entre représentant et représenté, etc. Mais en tant
qu’originaire, elle précède plutôt toute représentation et tout jugement,
de valeur ou de réalité. Tant au point de vue biologique que
phénoménologique, ces jugements, en effet, ainsi que les situations
« dans la réalité » qu’ils délinéent, « découpent » et font surgir de
l’expérience par le fait même qu’ils les décrivent, tandis qu’en retour
leur occurrence fait qu’ils « sont vrais », sont des produits hautement
élaborés de la constitution, loin de lui être présupposés.
Pour un vivant qui tire de sa propre activité la distinction entre
lui-même et le monde environnant, et qui n’a affaire dans ce monde
environnant qu’à des choses que cette activité a dotées de sens, la
relation entre ce monde ou ces choses et ce vivant n’est pas d’abord
une relation de représentation. Non qu’il ne puisse pas y avoir à
l’occasion des activités de type représentationnel dans l’expérience
de ce vivant. Mais cette représentation est une relation non
primordiale qui concerne le produit d’une activité préalable plus
fondamentale, en vertu de laquelle quelque chose est constitué
comme un objet de représentation possible. Cette activité est la
constitution. Repenser la cognition en termes de constitution doit
nous permettre de surmonter les apories des théories philosophiques
de la conscience qui prétendent interpréter les données des
neurosciences à partir d’une conception axiomatique et symbolique.
Au lieu de chercher comment des choses déjà là toutes faites
indépendamment du sujet percevant peuvent venir à être là aussi
pour lui, on s’intéressera à la façon dont des séries d’esquisses, de
configurations, etc. (pour nous en tenir à des termes ne supposant pas
une réalité donnée d’avance indépendamment des activités
subjectives) se détachent comme invariants à travers l’incessante
variation de l’expérience. Et comment ces invariants éveillent un
intérêt de la part du vivant, lequel s’oriente alors vers ce qu’il
anticipe comme une chose permanente, unique et identique.
Anticipation que les actes qu’il déploie dès ce moment vers cette
chose (présomptive) confirmeront, ou infirmeront, dans le cours
ultérieur de l’expérience. Entendue en ce sens radical, la perception
est ontogenèse de la chose perçue dans le flux des vécus perceptifs
d’un être actif dont ces vécus sont les actes. Son terme naturel est le
jugement de perception avec pleine croyance en l’existence de son
objet : décision ontologique. Si seulement nous pouvions
accompagner pas à pas le décours des opérations constituantes de la
perception jusqu’à ce terme, nous n’aurions plus à chercher par delà
la hiérarchie des mécanismes représentationnels, tous non conscients,
« le » mécanisme manquant responsable de l’accès à la
représentation consciente.
La substitution de la représentation par la constitution peut-elle
être étendue au-delà de cette problématique de l’individuation
perceptive de l’objet externe ? Peut-elle nous aider à avancer dans la
compréhension de ce qu’est le corps propre ? L’être percevant
constitue les choses qu’il perçoit dans la mesure où, s’orientant vers
elles, il les dote de sens pour lui comme objets d’intérêt, et à ce titre
se donne ces choses à lui-même de sa propre initiative. Mais enfin,
nous dira-t-on, cet être lui-même, ne doit-il pas être donné à soi,
comme donné absolu, avec un corps physiquement déterminé en sa
structure anatomique, et dans ce corps un cerveau dont la
morphologie est l’expression combinée du génome et de l’expérience
antérieure ? Et, de là, ce corps que nous nous sommes trouvés avoir,
si nous en prenons conscience comme notre corps auquel nous
rapportons tous nos états internes, cela ne dépend-t-il pas d’un
processus de représentation permettant que nous nous en formions
une image cohérente et d’un processus de construction d’hypothèse
sur la théorie de l’esprit qui l’anime ? De pareilles questions nous
ramènent à l’aporie de la représentation. À partir de la donnée
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absolue d’une anatomie et d’une physiologie du corps passivement
pré-constitué, il est probablement aussi vain d’espérer rejoindre par
simple complication mécanique la conscience de soi de l’être incarné
en ce corps qu’il l’est d’espérer rejoindre la chose en tant que perçue
à partir de sa présentation physique à l’organe sensoriel. Le corps
propre n’est pas construit par représentation (plus ou moins
déformée) du corps physique. Le corps propre est d’emblée corps
vécu. Il n’est pas en-fermé dans la surface de la peau en tant que
volume géométrique fixe, mais il ne cesse de se projeter hors de cette
frontière. L’usage auquel nous appliquons notre corps façonne son
mode d’être pour la conscience que nous en avons. Ce qui éclaire
l’expérience de son prolongement subjectif par le vêtement, l’outil
ou le véhicule. Le corps propre n’est pas donné, il est activement
constitué.
Mais, de là, faire encore un pas de plus et soutenir qu’autrui est
également produit de constitution, n’est-ce pas tomber dans un
solipsisme subjectif aussi vain qu’arrogant ? Peut-être pas, si autrui
est un sens d’être entrant dans la composition du sens d’être du
monde sur lequel ouvre la perception. Le monde perçu n’est pas que
ce monde peuplé de choses physiques, que j’habite avec mon corps :
je n’y suis pas seul. C’est dans la diffraction en multiples rayons de
ce mode de renvoi du sujet percevant au monde que s’inscrit
l’apparition d’autrui. Les théories de la représentation, pour lesquelles,
quelles que soient leurs divergences de vues sur le
mécanisme d’attribution d’états internes à autrui (par hypothèse
théorique ou transfert analogique), le sujet de la cognition n’a jamais
affaire qu’à ses propres états internes, achoppent toutes sur le même
paradoxe de la représentation d’autrui : certains de mes états internes
doivent être des états étrangers. Plus on enregistre de corrélats
neurophysiologiques de l’empathie : émotions, plaisir, douleur, sens
perçu des actions d’autrui, plus la pression est forte sur le concept de
représentation quand on veut, comme certains, le maintenir en usage
à n’importe quel prix. Si beaucoup de gens en sont venus
dernièrement à parler de « représentations partagées », pour autant,
personne ne conçoit la possibilité de représentations internesexternes,
que suppose pourtant ce partage prétendu des représentations d’un
esprit-cerveau, par définition isolé en lui-même.
Une fois cet esprit objectivé par la réflexion comme ensemble d’états
mentaux dans une tête, on n’échappe pas à la problématique de
l’attribution d’une partie de ces états comme esprit « à autrui », ou
plutôt à une autre partie du cerveau représentant son corps. C’est que
la théorie de la représentation s’accroche à la donnée intuitive de la
sensation et refuse de diversifier les modes de donation en fonction
des modes d’être. Or, autrui n’est pas une simple chose et si l’on
admet de parler (par abus de langage) des « propriétés
caractéristiques d’autrui », elles trouvent le moyen de se présenter
dans l’expérience de l’ego, mais d’une manière qui respecte leur
essentielle altérité. Quelle est cette manière ? Celle-ci. Dans ce qu’on
appelle la perception d’autrui entre en jeu la dimension temporelle,
qui fait qu’on ne peut connaître autrui qu’en le fréquentant de
manière prolongée. Sa présence est toujours creusée d’absence. Son
mode d’être typique est d’indéfiniment s’anticiper dans l’expérience
que nous avons de lui sur un mode de participation empathique ne
débouchant jamais sur la donnée intuitive de son intériorité psychique.
Mais, cela ne nous empêche pas de prendre le sens de cet être
d’autrui, précisément, à travers les vicissitudes de l’histoire de sa
fréquentation. Cette interprétation jamais finie, qui n’est pas
construction et mise en mémoire de représentation, mais incessant
renouvellement de sens dans l’interaction, est, à nouveau :
constitution.
Constitution et anticipation. L’être constitué, n’étant jamais que
prélevé sur un processus interactif de donation de sens en cours
d’effectuation, dans lequel un vivant et son monde se posent,
s’opposent et se soutiennent mutuellement, déborde de toute part son
être donné actuel en direction de ses potentialités alternatives futures.
Les opérations de la constitution diffèrent d’un simple traitement de
données en ceci qu’elles ne se contentent pas d’associer des états
d’entrées sensorielles entre eux ou avec des sorties motrices. Les
multiplicités d’esquisses sensorielles de l’objet présumé sont
traversées, enchaînées et unifiées par des actes de saisie
intentionnelle qui transcendent toute la série de données actuelles
vers les séries alternativement possibles de données futures dans le
cours ultérieur d’un même processus d’exploration perceptive et
d’interaction pratique. Constitutive du sens d’être de l’objet perçu, la
perception l’est dans la mesure où elle met à contribution la capacité
du percevant non seulement d’associer des états actuels, mais
d’anticiper la série des états futurs de cet objet. Percevoir n’est pas se
laisser passivement impressionner par les propriétés dont l’objet est
en soi déjà doté. C’est se projeter dans la ligne de ce qui s’esquisse
de l’objet vers des séries d’aspects non encore actualisés que cet
objet présentera dans des interactions futures avec les organes
perceptifs. De même, pour l’auto-constitution du corps propre, celuici
dépend bien plus du pouvoir de l’agent de faire ce qu’il est en train
de faire, ou qui lui reste à faire, que de l’actualité de l’être qu’il est
ou du résidu actuel de ses actes passés. De même pour la constitution
d’un monde intersubjectif, monde où il est vital de prévenir les effets
futurs possibles d’actions étrangères, hostiles ou non.