Repenser le corps avec les neurosciences - III
Si « tout est constitué, en cours de constitution, ou encore à
constituer », et si l’agent dont cette constitution est l’acte, plutôt que
de se laisser identifier au substrat anatomique, se maintient à la
mouvante frontière d’une actualité et d’une potentialité, qu’il tient
ensemble dans la tension d’une anticipation permanente, une
question naturelle est : à quoi faut-il nous en tenir avec cette activité
constituante elle-même ? Flotte-t-elle dans l’air ? Et, sinon, quel est
son fondement ontologique ? Une masse de découvertes confirment
que toutes les entités dégagées dans l’expérience perceptive sont à
Repenser le corps, l'action et la cognition avec les neurosciences 25
relativiser aux activités de l’organisme percevant; qu’il n’existe rien
de tel que des choses « physiquement présentes » indépendamment
de l’orientation de l’intérêt vers elles; rien de tel que le corps
indépendamment de son appropriation subjective; rien de tel que la
personne d’autrui indépendamment de la relation d’empathie (ou
d’antipathie) mutuelle avec l’ego. Nous assistons aujourd’hui à
l’émergence d’une « physiologie de l’anticipation », qui, si elle
parvenait à réaliser la synthèse des données nouvelles sur l’action, la
perception et les interactions entre action et perception, pourrait
servir de solution de rechange à la théorie de la représentation et
apporter à la théorie de la constitution un fondement biologique
compatible avec le statut particulier de l’être phénoménal.
Traditionnellement conçu en termes de représentation, le cycle
perception - action est dominé par l’information externe qui doit être
représentée à l’intérieur. Du même coup, l’activité de l’organisme est
placée sous la dépendance d’une réalité qui la précède et ne lui doit
rien. Le fait domine et détermine le faire. Inversement, si la
perception dérive de l’action sa capacité de se projeter vers
l’événement futur ou l’objet non encore donné, et si les choses se
constituent pour qui les perçoit précisément dans ce moment de
l’anticipation, alors toute la physiologie de la perception devrait
pouvoir être reformulée dans des concepts dérivés de l’anticipation.
Bien qu’imperceptible au strict plan sémantique, la préférence des
chercheurs pour une terminologie moins statique et
représentationnelle que dynamique et pragmatique : on parle plus
volontiers de schèmes ou de modèles que de représentation en
contexte de tâche à accomplir, peut être citée comme témoignage de
l’émergence d’une nouvelle tendance en ce sens. Le monde perçu
dans le déroulement d’une action n’est pas réceptionné par les
capteurs sensoriels, ni l’information extraite élaborée
progressivement jusqu’à une interprétation terminale. Du monde, le
cours est simulé dans un flux d’activité immanente dont le produit
est de temps en temps comparé avec la configuration des capteurs
sensoriels. Intériorisée comme modèle interne, la causalité est
reconnue comme dérivant son sens pour un agent du fait qu’elle est
tributaire de ses pouvoirs d’agir corporels. Du corps propre, la
perception est modulée par un schéma corporel (ou plusieurs), qui
est moins fonction d’une distribution anatomique objective des
capteurs, que de l’usage, des apprentissages, voire même des
intentions d’agir. Vérité de la proposition : « l’agent s’autodétermine
par son action ».
Mais, pour pouvoir parler d’une physiologie nouvelle, il ne suffit
pas de la mise en exergue sporadique de tel ou tel mécanisme de
nature à conférer au comportement un pouvoir apparent d’anticiper
sur l’événement futur. Il faut un nouveau concept intégrateur. À
travers le regain d’intérêt pour un vocabulaire plus proche de la
téléologie que du mécanisme (modèle interne, schéma corporel,
autonomie...), on peut se demander si une pensée du dynamisme
morphogénétique de l’expérience intime du corps en action n’est pas
en voie d’affirmation. Déjà, la traditionnelle dissociation entre
fonctions ou régions motrices et fonctions ou régions sensorielles
tend à se brouiller ou à s’effacer devant les preuves conjuguées de la
fréquente bi-modalité des activités cellulaires et de leur insertion
dans des boucles cortico-corticales et cortico-sous-corticales où les
mêmes régions sont alternativement sources et cibles d’influences
modulatrices, de sorte qu’il devient toujours plus arbitraire
d’assigner à une région donnée quelconque la modalité sensorielle
plutôt que motrice, ou motrice plutôt que sensorielle. Mais, il y a
peut-être une transformation encore plus profonde en cours. Après
une trop longue domination en science cognitive, sinon de
l’empirisme sensualiste, du moins du représentationnalisme, son
succédané, il n’est pas exclu qu’on revienne à la forte intuition des
Helmholtz, Wundt, Poincaré, Lipps, et Husserl, qui était que notre
expérience intime du pouvoir, du vouloir et de l’agir ne se limite pas
à la simple commande musculaire du mouvement des membres, mais
qu’elle comporte avant tout une dimension perceptive et cognitive
qui, bien qu’a priori et en amont de la réception de toute stimulation
externe par l’organe sensoriel, apporte au façonnement du sens du
monde perçu une contribution indispensable. Une ligne perçue n’est
pas une suite serrée de points, cette abstraction géométrique, mais le
fluide mouvement de main qui la trace. Une surface est ce sur quoi
glisse le regard ou que la main peut palper. Un solide est ce qu’on
peut prendre en main, ou autour de quoi on peut tourner. Un
mouvement perçu est ce qu’on peut suivre, ou compenser par un
mouvement en sens inverse. Un espace est aménageable en vue d’un
séjour possible, etc.
I . SCHEMA CORPOREL
Exposé introductif de l’Atelier « Philosophie et Neurosciences » du 20 décembre 2000
au Collège de France, journée organisée pour la formation théorique des professionnels
des disciplines paramédicales.
On confond, à tort, la différence entre l’objectif et le subjectif
avec la différence entre le vrai et le faux. Les choses sont comme
nous savons qu’elles sont, cela est vrai en soi, indépendamment de
nous, ou objectivement. Quelquefois les choses nous apparaissent
autrement qu’elles ne sont : en ce cas, leur apparence est à la fois
subjective et fausse. Mais le reste du temps, elles nous apparaissent
comme elles sont, apparence non moins subjective, mais, cette fois,
vraie. Cette subjectivité-là est bien fondée, car saurions-nous qu’il y
a des choses, et comment elles sont, si elles n’apparaissaient jamais à
personne ?
La phénoménologie est la description, non pas occasionnelle,
mais systématique, de l’être des choses dans leur apparaître. Mettant
provisoirement entre parenthèses ce que nous savons de la réalité en
soi des choses, cette méthode répète de manière analytique et
progressive le mouvement par lequel leurs apparences subjectives
nous reconduisent (ou mieux : nous conduisent comme si c’était la
première fois) à leur être objectif.
Normalement, les choses sont les objets de notre perception
visuelle. Percevoir n’est pas simplement avoir des images dans notre
champ visuel, comme des vignettes dans un album. C’est déployer
une activité complexe (oculo-céphalo-somatomotrice) de nature à
faire varier ces images et à contrôler leur variation en les enchaînant
en séries concordantes, coordonnées à leur tour aux séries parallèles
de sensations internes des mouvements corporels qui les animent.
Activité qui est l’aspect subjectif du processus par lequel, dans la
perception, nous nous donnons activement les choses tout en étant
persuadés que ce sont elles qui se donnent et que nous les recevons
passivement.
Si les choses sont redevables de « leur réalité » (leur sens d’être
pour nous) à nos activités perceptives, qu’en est-il de cette chose
particulière qu’est notre propre corps, siège de ces activités, « dans »
lequel nous éprouvons nos impressions visuelles et nos impressions
de mouvement ? — Surprise : le corps propre n’est justement pas
une chose comme les autres, parce qu’il fait exception à la
constitution de la réalité perceptive.
Les « anomalies » du corps propre. Le corps propre ne varie pas
en perspective parce qu’il est toujours « ici », jamais « là », et que
nous ne pouvons pas changer de point de vue sur lui. Ses
mouvements modifient sans cesse les images visuelles des autres
choses, mais pour ainsi dire pas « sa propre image visuelle »
(expression impropre). Tandis que nous enveloppons les autres
choses du regard en en faisant le tour, notre tête et notre dos sont
éternellement soustraits à notre vision directe. Le vaste monde a beau
se déployer devant nos yeux, nous-mêmes restons sans tête!
Comment une chose aussi paradoxalement lacunaire, inachevée,
imparfaite, peut-elle néanmoins avoir pour nous un sens d’être ?
Pour comprendre sa constitution, changeons de catégorie. L’être
du corps propre n’est pas donné à la vision pour la bonne raison qu’il
n’est pas chose visuelle, mais chose pratique. Ce qui lui confère son
sens pour nous, c’est qu’il est le lieu d’origine de notre intervention
par nos actions dans le monde des choses environnantes.
Agir, c’est se saisir des choses et se les approprier en en faisant
un certain usage. Pouvoir agir suppose non seulement déployer en
perspective à partir de nous les apparences des choses environnantes
dans les deux dimensions du champ visuel et la troisième dimension
ajoutée par les mouvements de nos organes de perception; mais
encore extraire une de ces choses de ce système des orientations, la
dépouiller de ses propriétés externes, et la lier au corps propre : point
zéro, origine des orientations. La première condition correspond à la
constitution ordinaire, la seconde à une nouvelle constitution, non
plus visuelle, mais haptique. Celle-ci s’accomplit avec la prise en
main, chaque fois que nous nous associons une chose comme
extension de nos organes moteurs : outil, vêtement, mobilier, ou
véhicule.
Que le corps propre retire son sens d’être pour nous des actions
que nous pouvons accomplir en mettant en oeuvre ses pouvoirs
pratiques, cela implique que ce corps propre n’est pas enfermé
comme en une frontière dans la forme conventionnelle du corps
physique que nous savons qu’il est aussi (parce qu’on nous a montré
des planches d’anatomie à l’école). Pour nous, sa forme est modulée
par anticipation par nos intentions d’action. Le flux continuel de nos
intentions avec leur diversité, intentions menées au terme de leur
réalisation ou modifiées en cours de route, contribue essentiellement
à la signification du corps propre.
Dans cette genèse du corps propre « depuis toujours déjà » en
cours et jamais terminée tant que nous sommes actifs, le fait d’avoir
deux mains et de nous en servir précède essentiellement le fait
d’avoir un corps complet. (N’oublions pas la différence entre le
corps objectif et son « habitation » subjective.) Le corps lui-même ne
parvient à son unité de sens pour nous que comme organe de notre
volonté dans l’action. Ce qui requiert l’articulation, l’intégration et la
synergie harmonieuse et sans dissonance majeure des divers organes,
à commencer par les deux mains.