Repenser le corps avec les neurosciences - III

Publié le par Jean-Luc Petit

Si « tout est constitué, en cours de constitution, ou encore à

constituer », et si l’agent dont cette constitution est l’acte, plutôt que

de se laisser identifier au substrat anatomique, se maintient à la

mouvante frontière d’une actualité et d’une potentialité, qu’il tient

ensemble dans la tension d’une anticipation permanente, une

question naturelle est : à quoi faut-il nous en tenir avec cette activité

constituante elle-même ? Flotte-t-elle dans l’air ? Et, sinon, quel est

son fondement ontologique ? Une masse de découvertes confirment

que toutes les entités dégagées dans l’expérience perceptive sont à

Repenser le corps, l'action et la cognition avec les neurosciences 25

relativiser aux activités de l’organisme percevant; qu’il n’existe rien

de tel que des choses « physiquement présentes » indépendamment

de l’orientation de l’intérêt vers elles; rien de tel que le corps

indépendamment de son appropriation subjective; rien de tel que la

personne d’autrui indépendamment de la relation d’empathie (ou

d’antipathie) mutuelle avec l’ego. Nous assistons aujourd’hui à

l’émergence d’une « physiologie de l’anticipation », qui, si elle

parvenait à réaliser la synthèse des données nouvelles sur l’action, la

perception et les interactions entre action et perception, pourrait

servir de solution de rechange à la théorie de la représentation et

apporter à la théorie de la constitution un fondement biologique

compatible avec le statut particulier de l’être phénoménal.

Traditionnellement conçu en termes de représentation, le cycle

perception - action est dominé par l’information externe qui doit être

représentée à l’intérieur. Du même coup, l’activité de l’organisme est

placée sous la dépendance d’une réalité qui la précède et ne lui doit

rien. Le fait domine et détermine le faire. Inversement, si la

perception dérive de l’action sa capacité de se projeter vers

l’événement futur ou l’objet non encore donné, et si les choses se

constituent pour qui les perçoit précisément dans ce moment de

l’anticipation, alors toute la physiologie de la perception devrait

pouvoir être reformulée dans des concepts dérivés de l’anticipation.

Bien qu’imperceptible au strict plan sémantique, la préférence des

chercheurs pour une terminologie moins statique et

représentationnelle que dynamique et pragmatique : on parle plus

volontiers de schèmes ou de modèles que de représentation en

contexte de tâche à accomplir, peut être citée comme témoignage de

l’émergence d’une nouvelle tendance en ce sens. Le monde perçu

dans le déroulement d’une action n’est pas réceptionné par les

capteurs sensoriels, ni l’information extraite élaborée

progressivement jusqu’à une interprétation terminale. Du monde, le

cours est simulé dans un flux d’activité immanente dont le produit

est de temps en temps comparé avec la configuration des capteurs

sensoriels. Intériorisée comme modèle interne, la causalité est

reconnue comme dérivant son sens pour un agent du fait qu’elle est

tributaire de ses pouvoirs d’agir corporels. Du corps propre, la

perception est modulée par un schéma corporel (ou plusieurs), qui

est moins fonction d’une distribution anatomique objective des

capteurs, que de l’usage, des apprentissages, voire même des

intentions d’agir. Vérité de la proposition : « l’agent s’autodétermine

par son action ».

Mais, pour pouvoir parler d’une physiologie nouvelle, il ne suffit

pas de la mise en exergue sporadique de tel ou tel mécanisme de

nature à conférer au comportement un pouvoir apparent d’anticiper

sur l’événement futur. Il faut un nouveau concept intégrateur. À

travers le regain d’intérêt pour un vocabulaire plus proche de la

téléologie que du mécanisme (modèle interne, schéma corporel,

autonomie...), on peut se demander si une pensée du dynamisme

morphogénétique de l’expérience intime du corps en action n’est pas

en voie d’affirmation. Déjà, la traditionnelle dissociation entre

fonctions ou régions motrices et fonctions ou régions sensorielles

tend à se brouiller ou à s’effacer devant les preuves conjuguées de la

fréquente bi-modalité des activités cellulaires et de leur insertion

dans des boucles cortico-corticales et cortico-sous-corticales où les

mêmes régions sont alternativement sources et cibles d’influences

modulatrices, de sorte qu’il devient toujours plus arbitraire

d’assigner à une région donnée quelconque la modalité sensorielle

plutôt que motrice, ou motrice plutôt que sensorielle. Mais, il y a

peut-être une transformation encore plus profonde en cours. Après

une trop longue domination en science cognitive, sinon de

l’empirisme sensualiste, du moins du représentationnalisme, son

succédané, il n’est pas exclu qu’on revienne à la forte intuition des

Helmholtz, Wundt, Poincaré, Lipps, et Husserl, qui était que notre

expérience intime du pouvoir, du vouloir et de l’agir ne se limite pas

à la simple commande musculaire du mouvement des membres, mais

qu’elle comporte avant tout une dimension perceptive et cognitive

qui, bien qu’a priori et en amont de la réception de toute stimulation

externe par l’organe sensoriel, apporte au façonnement du sens du

monde perçu une contribution indispensable. Une ligne perçue n’est

pas une suite serrée de points, cette abstraction géométrique, mais le

fluide mouvement de main qui la trace. Une surface est ce sur quoi

glisse le regard ou que la main peut palper. Un solide est ce qu’on

peut prendre en main, ou autour de quoi on peut tourner. Un

mouvement perçu est ce qu’on peut suivre, ou compenser par un

mouvement en sens inverse. Un espace est aménageable en vue d’un

séjour possible, etc.

 

I . SCHEMA CORPOREL

Exposé introductif de l’Atelier « Philosophie et Neurosciences » du 20 décembre 2000

au Collège de France, journée organisée pour la formation théorique des professionnels

des disciplines paramédicales.

 

On confond, à tort, la différence entre l’objectif et le subjectif

avec la différence entre le vrai et le faux. Les choses sont comme

nous savons qu’elles sont, cela est vrai en soi, indépendamment de

nous, ou objectivement. Quelquefois les choses nous apparaissent

autrement qu’elles ne sont : en ce cas, leur apparence est à la fois

subjective et fausse. Mais le reste du temps, elles nous apparaissent

comme elles sont, apparence non moins subjective, mais, cette fois,

vraie. Cette subjectivité-là est bien fondée, car saurions-nous qu’il y

a des choses, et comment elles sont, si elles n’apparaissaient jamais à

personne ?

La phénoménologie est la description, non pas occasionnelle,

mais systématique, de l’être des choses dans leur apparaître. Mettant

provisoirement entre parenthèses ce que nous savons de la réalité en

soi des choses, cette méthode répète de manière analytique et

progressive le mouvement par lequel leurs apparences subjectives

nous reconduisent (ou mieux : nous conduisent comme si c’était la

première fois) à leur être objectif.

Normalement, les choses sont les objets de notre perception

visuelle. Percevoir n’est pas simplement avoir des images dans notre

champ visuel, comme des vignettes dans un album. C’est déployer

une activité complexe (oculo-céphalo-somatomotrice) de nature à

faire varier ces images et à contrôler leur variation en les enchaînant

en séries concordantes, coordonnées à leur tour aux séries parallèles

de sensations internes des mouvements corporels qui les animent.

Activité qui est l’aspect subjectif du processus par lequel, dans la

perception, nous nous donnons activement les choses tout en étant

persuadés que ce sont elles qui se donnent et que nous les recevons

passivement.

Si les choses sont redevables de « leur réalité » (leur sens d’être

pour nous) à nos activités perceptives, qu’en est-il de cette chose

particulière qu’est notre propre corps, siège de ces activités, « dans »

lequel nous éprouvons nos impressions visuelles et nos impressions

de mouvement ? — Surprise : le corps propre n’est justement pas

une chose comme les autres, parce qu’il fait exception à la

constitution de la réalité perceptive.

 

Les « anomalies » du corps propre. Le corps propre ne varie pas

en perspective parce qu’il est toujours « ici », jamais « là », et que

nous ne pouvons pas changer de point de vue sur lui. Ses

mouvements modifient sans cesse les images visuelles des autres

choses, mais pour ainsi dire pas « sa propre image visuelle »

(expression impropre). Tandis que nous enveloppons les autres

choses du regard en en faisant le tour, notre tête et notre dos sont

éternellement soustraits à notre vision directe. Le vaste monde a beau

se déployer devant nos yeux, nous-mêmes restons sans tête!

Comment une chose aussi paradoxalement lacunaire, inachevée,

imparfaite, peut-elle néanmoins avoir pour nous un sens d’être ?

Pour comprendre sa constitution, changeons de catégorie. L’être

du corps propre n’est pas donné à la vision pour la bonne raison qu’il

n’est pas chose visuelle, mais chose pratique. Ce qui lui confère son

sens pour nous, c’est qu’il est le lieu d’origine de notre intervention

par nos actions dans le monde des choses environnantes.

Agir, c’est se saisir des choses et se les approprier en en faisant

un certain usage. Pouvoir agir suppose non seulement déployer en

perspective à partir de nous les apparences des choses environnantes

dans les deux dimensions du champ visuel et la troisième dimension

ajoutée par les mouvements de nos organes de perception; mais

encore extraire une de ces choses de ce système des orientations, la

dépouiller de ses propriétés externes, et la lier au corps propre : point

zéro, origine des orientations. La première condition correspond à la

constitution ordinaire, la seconde à une nouvelle constitution, non

plus visuelle, mais haptique. Celle-ci s’accomplit avec la prise en

main, chaque fois que nous nous associons une chose comme

extension de nos organes moteurs : outil, vêtement, mobilier, ou

véhicule.

Que le corps propre retire son sens d’être pour nous des actions

que nous pouvons accomplir en mettant en oeuvre ses pouvoirs

pratiques, cela implique que ce corps propre n’est pas enfermé

comme en une frontière dans la forme conventionnelle du corps

physique que nous savons qu’il est aussi (parce qu’on nous a montré

des planches d’anatomie à l’école). Pour nous, sa forme est modulée

par anticipation par nos intentions d’action. Le flux continuel de nos

intentions avec leur diversité, intentions menées au terme de leur

réalisation ou modifiées en cours de route, contribue essentiellement

à la signification du corps propre.

Dans cette genèse du corps propre « depuis toujours déjà » en

cours et jamais terminée tant que nous sommes actifs, le fait d’avoir

deux mains et de nous en servir précède essentiellement le fait

d’avoir un corps complet. (N’oublions pas la différence entre le

corps objectif et son « habitation » subjective.) Le corps lui-même ne

parvient à son unité de sens pour nous que comme organe de notre

volonté dans l’action. Ce qui requiert l’articulation, l’intégration et la

synergie harmonieuse et sans dissonance majeure des divers organes,

à commencer par les deux mains.

 

Publié dans philosophie

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