Repenser le corps avec les neurosciences - I
Intellectica, 2003, 36-37, pp. 17-45
Jean-Luc PETIT
Repenser le corps, l'action et la cognition
avec les neurosciences
Exposition Thématique
Si la philosophie a un rôle à jouer dans les sciences empiriques,
ce rôle n’est pas d’interférer avec les opérations de détermination
d’objets de connaissance mises en oeuvre par les chercheurs dans leur
domaine d’investigation ; il doit être de prêter son concours à la
détermination des concepts eux-mêmes dans lesquels les chercheurs
effectuent cette détermination. D’ordinaire, ces concepts font partie
des présupposés et ne sont pas mis en question, ou si, à l’occasion,
ils viennent à l’être et tombent sous la critique, cette critique a
rarement plus qu’une application limitée. Idéalement, en revanche,
une science devrait être intégralement responsable de soi, et donc
capable de rendre compte non seulement de ses objets, mais aussi
des concepts dans lesquels elle opère leur détermination. De cette
libre autodétermination d’une progression de concept à concept qui
avance d’un pas ferme et assuré sur une route bien tracée, la
philosophie —avant d’être l’art de la compilation des notices
historiques qu’elle est devenue— a longtemps donné l’exemple.
Déterminer, c’est choisir. Or, il est probablement impossible de
démontrer qu’un système de concepts est meilleur qu’un autre. Il y a
un arbitraire irréductible dans le choix des termes dans lesquels on
conçoit les problèmes théoriques. Mais, cet arbitraire n’est pas
injustifiable. Le moins qu’on puisse faire pour justifier un choix de
concepts, c’est montrer qu’il offre une solution de rechange
intéressante à un ensemble conceptuel dominant ? et dont on n’est
pas satisfait qu’il le soit. Les concepts servent à formuler des
intuitions, et les intuitions fécondent la recherche. Un système
conceptuel peut effectivement être préférable à un autre, un nouveau
système, à un système en vigueur, dès lors qu’avec ce nouveau
système on peut exprimer une intuition nouvelle.
Certaines équipes de chercheurs en neurosciences, depuis une
vingtaine d’années, ont l’ambition d’avoir accès aux mécanismes des
fonctions cognitives. Cette ambition est fondée sur la mise au jour
dans le fonctionnement cérébral de circuits d’activation cellulaire
corrélatifs des fonctions supérieures de l’esprit : perception, action,
imagination, etc. Cette corrélation est souvent conçue comme une
pure évidence inductive en vertu de laquelle on suppose que ce qui
se produit en même temps doit nécessairement être en liaison causale
mutuelle. Afin d’obtenir ces co-occurrences, l’expérimentateur,
d’une part, élabore l’environnement du laboratoire de manière à y
produire des événements stimuli, d’autre part, il met en oeuvre des
dispositifs de mesure d’activité cérébrale (électrodes implantées chez
l’animal, imagerie cérébrale chez l’homme) afin de repérer dans le
cerveau des événements ou foyers d’activations sélectives qui
puissent être corrélés avec ces stimuli.
Mais, bien entendu, ces dispositifs méthodologiques n’ont de sens
qu’en tant que moyens de mettre en évidence la façon dont, dans les
circonstances normales extérieures au laboratoire, l’organisme luimême
repère dans son environnement des objets d’intérêt pour lui, et
se les fixe comme buts de ses actions. Comprendre cette mise en
relation de l’activité neuronale, à travers ses enregistrements ou ses
images, et des activités de l’organisme suppose qu’on ne se
méprenne pas sur un outil intellectuel d’usage fréquent, sinon
général, chez les neuroscientifiques. Par exemple, ils désignent
couramment les événements composant cette activité neuronale,
individuellement comme ayant la propriété de codage, et
collectivement de « représentations ». Cette désignation a un
caractère essentiellement relationnel qu’il ne faut pas perdre de vue :
un code est le code d’un objet ou d’un événement pour l’utilisateur
de ce code. Or, machinalement, dans l’emploi qu’ils en font, les
neuroscientifiques font un court-circuit, qui consiste à imputer à
l’organisme, lui-même, leur propre usage du code. Ils croient
pouvoir laisser tomber le « valoir comme » dans l’expression
complète : « Y vaut comme Z pour X » (« Tel patron d’activité
neuronale vaut comme objet, ou percept, ou action, ou intention pour
l’interprétant, — qui est tantôt l’expérimentateur, tantôt la
personne »). Supposant à tort interchangeables ces interprétants, ils
se dispensent d’y faire explicitement référence, et s’habituent à
parler dans l’absolu de « code », de « neurones codants », « codage
de population », etc. Est finalement oublié le fait que ce qui est code
pour l’expérimentateur, et l’est à proprement parler pour quelqu’un
comme lui qui cherche à se repérer dans cette terra incognita que
demeure à bien des égards le cerveau, n’est pas nécessairement
employé comme code par l’organisme percevant lui-même. Ils
commettent ainsi l’erreur de croire que la matérialité de ce qui sert
de symbole contient déjà en soi l’usage, en fait largement arbitraire,
que fera l’utilisateur de ce symbole. Ce qui a pour effet d’escamoter
le rôle de la construction d’hypothèse sur les fondements biologiques
de la cognition et de rehausser excessivement celui des corrélations
stimuli - potentiels d’action ou stimuli – régions d’intérêt, comme si
elles étaient la révélation des choses mêmes et dispensaient le savant
d’avoir à forger des hypothèses.
Mais, croire cela, c’est partir du présupposé (propre à
l’observateur) qu’il y a un monde et qu’il y a un organisme, que cet
organisme a des états internes qui sont (toujours uniquement pour
l’observateur) les « représentations » des états externes de ce monde,
Repenser le corps, l'action et la cognition avec les neurosciences 19
et qu’une certaine combinaison complexe de ces représentations (qui
n’en sont pas encore pour l’organisme) pourra donner une
représentation qui en soit effectivement une pour cet organisme,
autrement dit une représentation « dans sa conscience ». Ce qu’on
peut déjà soupçonner dans ce procédé, c’est que le fossé initial entre
ce qui vaut pour l’observateur et ce qui vaut pour l’organisme se
retrouvera tel quel à l’issue de cette entreprise. Si cela n’apparaît pas
à chacun aussi clairement que cela devrait, c’est que l’opération dont
procède la séparation monde - organisme et l’opération de leur
réunion ultérieure dans une représentation, ces opérations tout à fait
réelles ne le sont pas pour certains, dans la mesure où elles ne
figurent pas au tableau de leur théorie de la cognition. Car, d’après
cette théorie le monde apparaît comme un donné et l’organisme
apparaît comme un autre donné. Ce qui ramène à un trivial
ajustement interne à ce Grand Objet qu’est le donné l’éventualité que
le premier donné soit, de surcroît, donné au second, en dépit du fait
que l’expression « un donné » n’a pas le même sens en ses deux
occurrences. De ces données absolues, naïvement présupposées au
problème de la cognition, que sont le monde extérieur et
l’organisme, on est passé à une donnée purement relative et
subjective qui dépend d’une activité de l’organisme percevant. Or,
aucun discours sur « la réalité physique matérielle, telle qu’elle
existe objectivement et qu’elle s’impose à chacun » ne suffira à faire
qu’une quelconque donnée absolue soit aussi, d’emblée (ou à l’issue
d’un processus aussi complexe qu’on voudra), une donnée relative et
subjective pour cet organisme.
Mais, objectera-t-on peut-être, en insistant sur cette différence
entre deux « modes de donnée », est-ce que vous n’alimentez pas à
votre tour un dualisme au moins aussi dangereux que celui que vous
dénoncez chez les théoriciens représentationnalistes de l’esprit ? Et
enfin, sous prétexte de défense de l’authenticité de la tradition
phénoménologique contre toute menace de récupération et
d’adultération, faudra-t-il éternellement s’en tenir à une caricature de
cette philosophie de l’esprit, ou de son incidence supposée sur le
traitement actuel de la cognition ? Il y a aujourd’hui tellement de
littérature en psychologie expérimentale et en neurophysiologie sur
les interactions entre l’organisme et le monde extérieur : tout ce qui
concerne l’ontogenèse de l’enfant, par exemple, qu’on ne peut pas
soutenir que l’interactionnisme cerveau - monde ne serait pas
dominant dans les théories de la cognition. « Qu’il y a un cerveau et
qu’il y a un monde, etc. » cela est peut-être vrai pour les philosophes,
mais ce n’est pas vrai chez les physiologistes, ni les psychologues du
développement, ni les écologistes gibsoniens. Et, au fond, est-ce
même qu’on peut parler de « la théorie de la cognition telle qu’on
l’entend aujourd’hui » ? Il y a dix théories différentes, en des champs
extrêmement variés. Prendre une sous-partie pour le tout, voilà le
début de la paranoïa. — Réponse : il est vrai que la meilleure manière
d’empêcher quelqu’un d’atteindre une cible, c’est encore de la lui
retirer ! Et que la meilleure manière de l’empêcher de dire quoi que
ce soit sur quoi que ce soit, c’est de l’obliger à tout dire sur tout ! Et
s’il n’y a pas quelque chose comme la théorie de la cognition en
sciences cognitives, et le courant représentationnaliste dominant
cette théorie, on peut se demander ce que font les nombreuses
équipes qui travaillent dans ce secteur en s’inscrivant dans cette
ligne.
Revenant du global au local, l’objecteur relancera la question :
quand le neurophysiologiste dit que dans le cortex temporal du singe
il y a un neurone qui code pour un visage, est-ce que l’activité de ces
neurones est pour le singe : « un visage » ? Et il rappellera que, là-dessus,
tous les neurophysiologistes sont d’accord. Personne ne
prétendrait que ce qui se passe dans le cortex temporal est une
représentation du visage, au sens de l’activité mentale consciente de
se le représenter. C’est, en fait, une activité neurale corrélative, très
spécialisée — parce que c’est quand même « là que cela se passe »,
et quand on fait de l’imagerie cérébrale chez l’homme, « là que cela
s’active » — activité qui a lieu en même temps que s’élabore le
percept du visage, c’est-à-dire de ce qui est ressenti par le sujet
comme étant le visage de l’autre. En relation, bien sûr, avec d’autres
réseaux, il y a là quelque chose —on ne sait pas très bien quoi— qui
est constitutif du percept. De sorte que les neurophysiologistes se
gardent bien de faire cette interprétation-là. Au moins, ne la voit-on
pas dans les synthèses actuelles, qui montrent plutôt un dramatique
déficit d’interprétation. Cela étant, on concédera que la science est
liée à la littérature de vulgarisation de haut niveau, souvent rédigée
par des chercheurs. Et que, par exemple, dans la page spéciale du
Monde consacrée aux actualités scientifiques, on nous raconte après
entrevue avec d’éminents psychologues de l’Institut Henri Piéron
que si les physionomistes à l’entrée des casinos possèdent l’aptitude
qu’ils ont d’identifier des personnes à leur visage, c’est parce qu’ils
ont dans leur lobe temporal droit une certaine cellule qui reconnaît
les visages. Ce qui est bien vrai, mais dit d’une telle façon — au lieu
de dire : s’ils n’avaient pas une telle cellule dans leur cerveau, suite à
une lésion notamment, ils ne pourraient pas reconnaître les visages
— qu’on peut penser que leur cellule est une sorte de petit démon qui
reconnaît les visages, et qui accomplit en lieu et place du sujet tout
ce que le vulgaire impute à ce sujet. Cette activité cellulaire
contribue très certainement à cette performance; et c’est un premier
message à faire passer aujourd’hui : que l’esprit n’est pas complètement
fluctuant; mais il y a un deuxième message parasite du premier,
et qui est que le cerveau contient tout, à savoir chacun des objets, et
qu’on pourrait résumer le monde au cerveau et ses représentations.
Ce qui nous ramène au paradoxe caché dans l’usage de la notion de
code.