Ateliers de philosophie de l'action & neurosciences à Strasbourg 1995

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CENTRE D'ANALYSE DES SAVOIRS CONTEMPORAINS

Atelier du jeudi 23 février 1995, 8 h. - 20h.

Institut Le Bel, Salle des Conseils, 1er ét., 4, rue Blaise Pascal, Strasbourg

"Neurosciences et philosophie : les niveaux d'intégration de l'action"

Victor S. GURFINKEL, pr. à l'Institut d'Etudes des Problèmes de Transmission de l'Information, Académie des Sciences de Moscou.

representation interne et controle de la posture et du mouvement

Les principaux moyens d'interaction entre l'organisme et son environnement sont les mouvements, au sens large du mot (qui inclut des formes de communication variées). Dans cette interaction, l'initiation du mouvement appartient le plus souvent au système nerveux central (SNC). En effet, la plupart des mouvements sont spontanés, indépendamment de leur caractère conscient ou automatique. L'activité motrice de l'homme et des animaux est orientée dans l'espace, dirigée vers quelque objet dans l'espace, ou vers quelque lieu à la la surface de son corps. Pour de tels mouvements, pensait Lord Adrian (Brain 70, 1947, p. 1), il est nécessaire d'avoir dans le SNC non seulement le modèle de son propre corps, mais également le modèle du monde extérieur.

Des données expérimentales sur le rôle du système de représentation interne seront présentées à l'atelier :

- perception des stimuli tactiles complexes (écriture sur la peau);

- formation du projet de mouvement volontaire;

- réactions posturales impliquant des automatismes vestibulo-spinaux et cervico-spinaux.

Jean-Noël missa, Centre de Recherches Interdisciplinaires en Bioéthique, pr. à l'Institut de Philosophie, Université libre de Bruxelles.

la théorie bergsonienne du "cerveau, organe de l'action"

à la lumiere des theories neuroscientifiques contemporaines

Le cerveau est l'organe de l'action, mais pas celui de la représentation; telle est une des thèses essentielles de Matière et Mémoire. Selon cette conception, la fonction du cerveau est fort simple. Cet organe, grâce à la multitude des interconnexions des éléments nerveux, joue le rôle d'un gigantesque central téléphonique : "le cerveau ne doit pas être autre chose qu'une espèce de bureau téléphonique central : son rôle est de 'donner la communication' ou de la faire attendre". Dans ces conditions, le SNC, tout orienté vers l'action, représente un centre qui met en relation l'ébranlement nerveux venu de la périphérie avec un mécanisme moteur. Dès lors, "le système nerveux n'a rien d'un appareil qui servirait à fabriquer ou même à préparer des représentations". L'image que Bergson se fait du cerveau est donc celle d'un organe uniquement sensori-moteur. Telle qu'elle paraît résulter de sa structure, la destination de notre système nerveux est d'être orienté vers l'action. Le cerveau a pour fonction principale "de limiter, en vue de l'action, la vie de l'esprit" : "Il est par rapport aux représentations un instrument de sélection, et de sélection seulement. Il ne saurait ni engendrer ni occasionner un état intellectuel".

Dans cette communication, je compte montrer que la doctrine bergsonienne - qui limite de façon drastique le rôle du système nerveux et qui lui dénie la possibilité d'engendrer des représentations ou des "états intellectuels" - est aujourd'hui, à la lumière des découvertes accumulées dans les sciences du cerveau, plus encore qu'hier, difficilement défendable.

Ruwen ogien, chargé de rechercherches au C.N.R.S., Paris.

pourquoi il est si difficile de "naturaliser" l'action

Je voudrais montrer que les tentatives de "naturaliser" l'action seraient plus convaincantes si elles ne reposaient pas, comme c'est le cas la plupart du temps, sur deux tendances qu'il vaudrait mieux essayer de combattre.

1) La tendance à ériger le cas particulier en modèle général. - C'est cette tendance qui est à l'œuvre, me semble-t-il, lorsqu'on choisit, à la manière des "naturalistes", de donner à l'action instrumentale orientée vers un but (poser, déplacer, saisir un objet au vol, etc.) le statut d'un modèle général de l'action. Si l'on choisissait, comme paradigme, l'action pratique orientée vers autrui (flatter, offenser, avertir) les choses se présenteraient de façon tout à fait différente.

2) La tendance à opposer radicalement l'intérieur et l'extérieur. - C'est cette tendance qui est à l'œuvre, je crois, lorsqu'on estime, à la manière des "naturalistes", que la seule alternative possible en théorie de l'action, c'est celle qui oppose le mentalisme, dans ses versions réalistes, et le behaviorisme, dans ses versions simplistes. Mais entre le mentalisme réaliste et le behaviorisme simpliste, il y a très certainement une place pour une approche contextualiste, interprétationniste ou même fictionnaliste, comme je l'appelle, une approche qui, tout en rejetant l'élimination du "mental", refuse de lui donner le statut d'un objet interne. Si tout ceci est acceptable, il en résulte, me semble-t-til, que l'on aura probablement plus de chances de comprendre l'action si l'on s'intéresse d'un peu plus près aux techniques d'identification légale ou morale du volontaire et d'un peu plus "loin" à la physiologie du cerveau (ce qui ne signifie pas que les deux points de vue soient parfaitement incompatibles).

Elisabeth pacherie, chargée de recherches au C.N.R.S., Aix-en-Provence.

voir, bouger, toucher, entendre

La nature et l'importance du rôle joué par la motricité dans la vision et, notamment, dans la construction de représentations spatiales tri-dimensionnelles ont été, et continuent d'être, l'objet de controverses opposant partisans et adversaires de l'idée que la perception visuelle a un caractère immédiatement spatial.

Je me propose d'apporter à ce débat un éclairage indirect en comparant les rôles respectifs joués, vis-à-vis de la vision, par le mouvement, d'une part, et par d'autres modalités sensorielles (auditives et tactiles), d'autre part. Mon objet sera d'essayer de déterminer si la contribution épistémique faite à la vision par la motricité est d'une nature spécifique, ou si elle est de même espèce que la contribution apportée par ces autres modalités sensorielles.

Jean-Luc PETIT, dir. du Centre d'Analyse des Savoirs Contemporains, équipe d'accueil de doctorants du M.E.S.R. (EA1333), pr. à l'U.F.R. de Philosophie, Université des Sciences Humaines de Strasbourg.

l'empathie des actions et l'intersubjectivite entre les especes

Les surprenantes observations du Pr. Rizzolatti et de son équipe de l'Institut de Physiologie humaine de l'Université de Parme (Exp. Brain Res. 1992) n'ont pas, semble-t-il, fait sensation chez les phénoménologues. Le même neurone du cortex pré-moteur du Macaque décharge de la même manière lorsque l'animal fait une certaine action : prendre un grain de raisin avec la main, et lorsqu'il contemple l'expérimentateur en train d'accomplir la même action. Pour un phénoménologue non prévenu par Heidegger contre le concept d'Einfühlung - infecté, à son avis, du même subjectivisme cartésien que l'ensemble de la pensée du dernier Husserl - une pareille découverte devrait pourtant ouvrir des perspectives de "naturalisation de la phénoménologie", s'il est vrai que ce programme est à l'ordre du jour. Mais qui ose aujourd'hui parler d'empathie, que ce soit avec autrui, de l'homme avec l'animal, ou de l'animal avec l'homme? Comment dire la conscience qu'on a de l'expérience d'agir qu'un autre a parce qu'on a la même expérience d'agir, alors qu'on n'ose plus parler des "vécus de conscience" de l'expérience propre?

M'appuyant sur un corpus peu fréquenté de textes de Husserl des années trente, je plaiderai pour une réhabilitation de la théorie de l'empathie. Cette théorie a rendu possible une extension décisive de la phénoménologie, de l'égologie à l'intersubjectivité : auparavant, la constitution du monde reposait exclusivement sur la perception et la kinesthèse du corps propre; désormais, elle inclut la contribution de la compréhension mutuelle des actions. D'abord, sans doute, les actions des proches au sein du monde natal (le Heimwelt du Mitsein selon Heidegger); mais aussi celles des hommes d'autres races et d'autres cultures au sein du monde universel; enfin, à la limite, celles des autres formes de vie au sein de leur environnement (Umwelt). Si l'on concède à la phénoménologie de fonder le sens des données de la recherche positive sur l'esprit humain en les reliant à notre expérience, telle qu'elle est subjectivement vécue, il faut lui reconnaître l'aptitude à fonder les données de la recherche positive sur le comportement animal en les reliant à nos capacités d'empathie avec l'animal. -What's like to be a bat?, Th. Nagel (Phi. Rev., 1974) a démontré que le programme physicaliste réductionniste n'avait pas de réponse à cette question, devenue entretemps le critère d'une théorie de l'esprit digne de ce nom. Il vaut la peine de voir si la phénoménologie, ramenée à la rigueur husserlienne, y satisferait.

Joëlle proust, dir. de recherches au C.N.R.S., CREA, Paris.

comportements orientes et sensibilite aux consequences

L'intuition courante selon laquelle un comportement intelligent doit être flexible et adaptable, "sensible à ses conséquences", rectifiable selon les cironstances, etc. forme un trait caractéristique d'une classe importante de systèmes téléologiques, naturels ou artificiels. Par exemple, un thermostat ne se contente pas de porter une représentation naturelle de la température ambiante et de déclencher la chaudière afin de maintenir la température constante. Il déclenche la chaudière tant que son but n'est pas atteint, et ne recommence à le faire que lorsque le but doit à nouveau l'être. De même, la navigation avienne, ou la poursuite d'une proie, sont des comportements orientés. Une analyse conceptuelle détaillée s'impose afin de délimiter la juridiction des deux notions de téléologie et d'intentionnalité (représentationnelle), et d'examiner leur dépendance éventuelle.

De manière générale, un comportement orienté consiste dans un processus qui se développe jusqu'à ce qu'il atteigne un certain "but", signalant la fin du processus considéré. Il est, néanmoins, crucial qu'un comportement orienté puisse échouer. De même qu'il peut y avoir méreprésentation dans le domaine de l'intentionnel, il peut y avoir insuccès dans le domaine de l'action orientée. Nous débattrons des conditions qui permettent à un système de développer une action orientée, et distinguerons plusieurs types de sensibilité aux conséquences, selon la nature des moyens mis en œuvre dans le développement de l'action.

Bertrand Saint-sernin, pr. à l'U.F.R. de Philosophie, Université de Paris-IV, Sorbonne.

representations classiques de la decision

Il existe trois modes de représentation de la décision : le mode de l’artiste, celui du philosophe, celui de l’homme de science.

La voie de l’art est fondée sur une vision qualitative des situations et des êtres. La décision y est dépeinte comme une «révélation» qui change le monde extérieur et modifie l’agent qui l’accomplit.

La voie philosophique, telle qu’elle apparaît en Grèce, est tributaire de la précédente. Ainsi, la Poétique d’Aristote peut être interprétée comme un traité de la prise de décision en temps de crise. Au XIXème siècle, la dialectique de Hegel - puis de Marx - comporte une phénoménologie de la décision, mais aussi, chez Lénine et Trotzski, une méthode de la prise de décision. Dans la pensée chrétienne, on trouve un certain nombre d’exercices spirituels qui sont tournés vers la représentation - et surtout vers la prise - de décision (Saint Ignace, mais aussi Bossuet). Ce dernier recourt explicitement au modèle des jeux de stratégie pour représenter la décision politique (Discours sur l’histoire universelle, III, ch. 2).

La voie scientifique est à la fois plus diversifiée et plus fragmentaire. En schématisant, on dira qu’elle s’est d’abord appuyée sur le modèle des jeux de hasard puis des jeux de stratégie. On ne dispose pas, à ce jour, d’une théorie mathématique unifiée de la décision individuelle et du choix collectif, même si la richesse et la diversité des travaux est considérable.

Les trois approches que nous avons énumérées ont un élément en commun : elles supposent que l’individu est en mesure ou d’ignorer (le “Tu trembles, carcasse” de Turenne) ou de discipliner (Passions de l’âme, I, §. 50, sur le dressage des chiens de chasse) les émotions liées à l’incertitude, à l’attente et au risque. Elles reconnaisssent l’importance d’une physiologie de la décision, mais ne connaisssent, pour l’aborder, que la force d’âme, l’habitude ou le dressage. Il y a là un vide qu’une approche neurophysiologique de la décision peut aider à combler.

 


CENTRE D'ANALYSE DES SAVOIRS CONTEMPORAINS

Atelier des 7-8 décembre 1995, 8h-20h/14h-18h

Palais Univ., s. Fustel, Strasbourg/ Institut Biomédical des Cordeliers, Paris

"philosophie de l'action et neurosciences"

Brigitte Mc. GUIRE , Archives Husserl., ENS, Paris

l'action selon descartes

La notion d’action, exposée par Descartes dans le traité De l’homme, renvoie à trois sources possibles : l'âme, le corps et les corps extérieurs. La doctrine "réaliste" des philosophes qui lui succèderont confère aux corps une causalité autonome, donnant ainsi à penser l’action de l’âme comme devant être nécessairement relative à la causalité corporelle, et du même ordre que celle-ci. Cependant, ce que Descartes entend par action de l'âme n’autorise en rien une telle acception, une telle interprétation. L’action de l'âme, qui est la volonté, est précisément telle en ce qu’elle échappe aux lois qui régissent les corps; du moins a-t-elle cette possibilité. La causalité de l'âme ne peut alors être pensée qu’a posteriori; car toute action (toute volonté) étant selon lui libre, est donc imprévisible. Le dualisme apparemment “cartésien” est bien plutôt celui des cartésiens qui, nous le verrons, refusent l’existence d’une telle volonté. L’admettre reviendrait à nier un principe de la raison selon lequel "rien n'est sans cause" (Leibniz). C’est donc en vertu de ce principe - dit de "raison suffisante" - et selon celui-ci que sera pensée l’autonomie de l’âme dans ce "dualisme"; une autonomie limitée puisque relative. Des critiques actuelles de ce “dualisme" dit "cartésien” mettent en évidence la difficulté de penser un modèle aussi paradoxal. Ces critiques, cependant, ne pensent-elles pas, elles aussi, la causalité dans l’unique horizon des lois du corps ou des corps ?

Jean-Luc PETIT, Dir. du CASC (EA 1333), Pr. de philosophie, Université des Sciences Humaines de Strasbourg.

La constitution par le mouvement :

Husserl à la lumiere des données neurobiologiques récentes

Chez Husserl, le mouvement de l'organisme orienté par ses tendances vers un but vital dont il tire sa satisfaction est un opérateur essentiel de la constitution. D'abord, la constitution de cet organisme lui-même, comme système intégré de parcours kinesthésiques et hylétiques, exige effort et pratique pour leur articulation et leur maîtrise. Puis, la constitution du sens d'être des choses physiques dans l'espace environnant cet organisme requiert le jeu réglé de ses kinesthèses motivantes et de ses sensations exposantes. Enfin, la constitution d'un monde intersubjectif de vie commune est relative aux capacités d'empathie de cet organisme à l'égard des mouvements des organismes étrangers, humains ou non.

Ce primat du mouvement dans la constitution se confirme quand on passe du point de vue "transcendantal" de la phénoménologie au point de vue "naturaliste" des neurosciences. Comme on pouvait s'y attendre, il a reçu une première confirmation de la part de la biomécanique holistique du schéma corporel postural et des expériences de dissociation artificielle de la position perçue et de la position "réelle" du corps ou des membres par des leurres kinesthésiques, développées dans les écoles russe et américaine des années 70-80. Mais il vient de recevoir une nouvelle confirmation plus inattendue de la part de l'électrophysiologie des enregistrements individuels de l'activité bioélectrique des neurones du cortex cérébral, qui, sans réductionnisme élémentaire, procède actuellement à la mise au jour des bases neuronales de notre compréhension pratique de la signification, aussi bien des mouvements propres que des mouvements d'autrui.

Giacomo Rizzolatti, Pr. de physiologie humaine, Université de Parme

Comment nous reconnaissons les actions motrices :

Données neurophysiologiques et spéculations

Les neurones de la partie inférieure du lobe frontal du singe (aire F5) déchargent lors de mouvements de la main et de la bouche orientés vers un but. Nous avons récemment découvert qu'un ensemble de ces neurones devient actif à la fois lorsque le singe accomplit une action donnée et lorsqu'il observe une action similaire accomplie par l'expérimentateur ("neurones miroir"). Dans la première partie de mon exposé je décrirai les propriétés de ces neurones. Je montrerai que leur réponse n'est pas liée à la préparation motrice ni à la présence de facteurs émotionnels ou motivationnels, mais est en étroite corélation  avec la signification du geste observé. En seconde partie, j'apporterai des preuves (stimulation magnétique, analyse TEP) de l'existence d'un système "miroir" chez l'homme.

Je conclurai avec une double proposition : a) notre compréhension d'une action faite par d'autres individus est fondée sur l'activation de la même population neuronale que nous activons lorsque nous accomplissons cette action; b) étant donné l'homologie anatomique entre l'aire F5 du singe et l'aire de Broca chez l'homme, le langage humain représente fort probablement un développement du système de reconnaissance de l'action déja présent chez les primates non humains.

Bernard. Thierry, CNRS (URA 1295), Laboratoire de Psychophysiologie,Université Louis Pasteur, Strasbourg

Intersubjectivité et culture : ce que suggerent les primates

On rencontre dans les traditions observées chez les macaques et babouins plus d'un caractère commun avec les cultures humaines: innovation, apprentissage social, stéréotypie des comportements acquis, propagation et transmission d'une génération à l'autre. A cela peuvent s'ajouter d'autres similitudes chez le chimpanzé : imitation, enseignement ou usage de signaux symboliques. En revanche, les primates paraissent incapables de lire leurs propres artefacts et de posséder des normes partagées, ils ne montrent aucun signe d'internalisation de leurs propres traditions et l'on ne remarque aucune dérive culturelle dans leurs organisations sociales, ce qui interdit toute historicité véritable. Cela est à rapprocher du fait que l'attribution d'intention soit absente chez la plupart des singes et limitée chez le chimpanzé. Si l'on considère les mécanismes d'accumulation nécessaires à l'évolution culturelle, il est permis de penser que le développement de la faculté d'attribution, l'intersubjectivité qu'elle permet et le savoir commun qui en résulte sont des éléments clés sans lesquels le démarrage du processus culturel ne peut avoir lieu.


Publié dans philosophie

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