Systèmes résonnants et cognition sociale (1)

Publié le par Jean-Luc PETIT

LES SYSTEMES RESONNANTS : Bases neurales de cognition sociale ? 1ère Partie

J
EAN-LUC PETIT *

Résumé : Cet article, en deux parties, l?une critique, l?autre positive, a pour objet de porter à l?expression explicite une prétention récente des neurosciences cognitives, qui est de fonder une neuroscience de la cognition sociale. Cette prétention est examinée en ses origines qui remontent à la psychologie proto-phénoménologique de l?Einfühlung (début du siècle dernier [27]). Elle est aussi évaluée en ses limites, qui sont celles d?un programme récurrent en psychologie : la naturalisation mentale du social. Le critère de cette évaluation est fourni dans les deux cas par une phénoménologie entendue dans le sens strict (non édulcoré en « neuro-quelque chose ») : une théorie descriptive des structures essentielles (configurations de sens) des vécus du sujet agissant. Cette phénoménologie est à l?origine (trop oubliée) d?une théorie de la structure a priori des actes sociaux, dont certains développements de la théorie des speech acts semblent retrouver l?inspiration. Jusqu?à présent, aucune discipline particulière n?a été capable avec ses ressources propres de relier les tendances empathiques de l?individu issues des sources internes de la motivation aux contraintes formelles de la structure objective de l?interaction sociale. La mise en continuité des travaux actuels avec leurs précurseurs dans la tradition phénoménologique pourra contribuer, par l?apport d?intuitions fécondes et d?orientations épistémologiques claires, à l?avènement d?une science plus intégrative.
Mots-clés : cognition sociale, systèmes résonnants, Einfühlung, actes sociaux.

Summary : Resonant systems in the brain : neural bases of social cognition ?
This article falls into two parts, the first critical, the second constructive. The aim is to formulate, explicitly, a recent claim advanced in the cognitive neurosciences, namely, that of being able to found a neuroscience of social cognition. This claim is examined with regard to its origins, which go back the pre-phenomenological psychology of Einfühlung (beginning of the last century [27]). We will also take account of its limitations, which are those of any mental naturalisation within the brain of the sphere of the social. In both cases, the criterion for this critical examination is provided by a phenomenology understood in the strict (non adulterated in ?neuro-something?) sense of a descriptive theory of the essential structures (sense configurations) of lived experience. It is too often forgotten that this phenomenology laid the foundations for a theory of the apriori structure of social acts, from which certain developments in the theory of speech acts have drawn their inspiration. Up till now, no particular discipline has, in and of itself, been able to link the empathic tendencies of the individual, stemming from internal sources of motivation, with the formal constraints of any objective structure of social interaction. This attempt to establish a relation between present research and that of predecessors in the phenomenological tradition may contribute to the advent of an integrated science, by furnishing the latter with fruitful insights and a clear epistemological orientation.
Key-words : social cognition, resonant systems, Einfühlung, soocial acts.

1.
INTRODUCTION
      Dans le langage des sciences cognitives, les expressions « cognition sociale », désignant un certain objet d?étude, et « neuroscience sociale », pour la discipline scientifique dont c?est l?objet, sont depuis quelque temps à la mode ; ce, en dépit du fait que cet usage demeure programmatique, pour ne pas dire problématique. Car, si, effectivement, il y a quelque chose de tel que la cognition et s?il y en a des sciences ; dont quelques-unes ont acquis au cours des vingt dernières années le droit au titre de neurosciences ; on ne peut pas, à l?heure actuelle, être aussi affirmatif quant à l?existence des référents de : « cognition sociale ? neuroscience sociale ».
       Croyant justifier leur usage, on évoquera les données d?enregistrement cellulaire chez le singe et ce que l?imagerie cérébrale autorise à en transposer à l?homme. Base étroite, en vérité, au regard de ce que ces expressions suggèrent, ou tendent à accréditer : l?existence d?un édifice dont nul ne connaît l?architecte, ni le plan, ni les matériaux de construction. Car nous n?avons encore aucune doctrine cohérente concernant l?interface entre deux domaines, traditionnellement disjoints. D?un côté, le contrôle moteur, les fonctions exécutives, les aires motrices ou sensorimotrices, le circuit action ? perception, etc. : domaine commun à la physiologie et la psychologie. De l?autre, le secteur entier des sciences humaines, toujours comprises dans les Humanités : histoire, sociologie, anthropologie culturelle, linguistique... Or, malgré tout ce qui a été dit contre le dualisme épistémologique, il faut avouer que ces domaines disjoints le demeurent. La « naturalisation des sciences humaines » aura été moins une question de faits que de positions idéologiques, de déclarations d?intention, voire même de prédilection pour l?étiquette : des choix qui n?attendent pas qu?un pont ait relié ces sciences humaines à une science de la nature. Suis-je donc aveugle à une multiplication soudaine des effets d?annonce, des extrapolations audacieuses ? Qu?on veuille bien regarder aux résultats invoqués à l?appui de ces projections, on aura de quoi être perplexe, leur caractère local et sporadique étant loin de répondre aux espoirs fondés sur eux.
     Par exemple, il est fait le plus grand cas dans la littérature de sciences cognitives des dix dernières années de certains « systèmes résonnants » qu?on nous présente comme les corrélats cérébraux de la compréhension des actions et des émotions chez autrui. Rarement questionnée, une telle interprétation est plus souvent accueillie d?enthousiasme et généralisée à de nouveaux contextes, qu?examinée en ses fondations. De corrélats des actions et émotions d?autrui, ces systèmes tendent ainsi à passer pour corrélats du lien social en général, ou plutôt, ce lien social étant implicitement ramené au format cognitif, de « la cognition sociale » : nouveau fétiche.
     En fait, tout n?est pas forcément clair en ce qui concerne la signification qu?il faut donner à la découverte dans le cerveau de ces « systèmes résonnants », qu?activent aussi bien l?exécution d?actions propres que l?observation attentive des actions d?autrui, dans l?identification perceptive, l?imitation, l?apprentissage ou la contagion émotionnelle. Des systèmes très hétérogènes peuvent être recrutés dans les grandes boucles sensori-motrices du fonctionnement cérébral ; boucles grâce auxquelles l?organisme ne se tient pas seulement informé des changements de l?environnement physique ou social ; mais les anticipe quand ils sont récurrents et y adapte continuellement le comportement. Les systèmes résonnants se distinguent-ils par une localisation anatomique ? Par des caractères fonctionnels spécifiques ? Plusieurs ébauches d?interprétation sont bien sûr déjà en lice, mais sans qu?on discerne encore assez nettement le système sous l?ébauche ni les compatibilités et incompatibilités entre les différents modèles explicatifs concurrents.
      Ceci dit, si l?interprétation des données récentes peut être matière à controverse, la tâche à accomplir ne l?est pas, quand on est un chercheur en neurosciences. Cette tâche est de construire une théorie satisfaisante expliquant la connexion causale entre deux niveaux : d?une part, les patrons (patterns) d?activité neurale mis en évidence par enregistrement cellulaire ou imagerie cérébrale ; d?autre part, les traits signifiants (patterns, encore une fois) des postures, gestes ou expressions, faciales ou verbales, qu?on peut repérer dans le flux d?une interaction conversationnelle normale de plusieurs agents humains. Devant cette abrupte juxtaposition d?acceptions du pattern aussi radicalement opposées, le lecteur appréciera une entreprise du plus grand intérêt. Une entreprise dont « la résonnance » (assimilée à l?empathie, assimilée à la société) lui fait peut-être estimer la réalisation prochaine. Mais, dont il importe de se demander si le terme ultime n?est pas de ceux qui reculent à l?horizon, à mesure qu?on croit s?en rapprocher.

2.
SCIENCES COGNITIVES ET PHENOMENOLOGIE
      Apparemment, entre sciences cognitives et phénoménologie, l?heure n?est plus à l?ignorance mutuelle, encore moins à l?affrontement. Une nouvelle vogue consensuelle a pris le dessus. Non sans risque : quand les protagonistes d?une discussion ne savent plus séparer leurs positions respectives, la convivialité y gagne (quelquefois), pas la rigueur. Nous reprochera-t-on une demande intempestive, si nous demandons qu?il soit permis d?en revenir à une conception austère et non ambiguë (guère à l?honneur aujourd?hui) de la phénoménologie, cette conception prît-elle à rebours l?évolution récente des esprits en sciences cognitives ?
      La phénoménologie, naguère, se voulait science des essences. L?essence est principe de délimitation des régions d?expérience. Une région se délimite de la façon suivante. Chaque chose individuelle se présente sous une variété de modes de présentation qui comporte changement et permanence. Les limites de cette variation, son invariant, sont l?essence de cette chose. Ressaisir intuitivement cette essence par un criblage des aspects structuraux de l?expérience à même le flux de celle-ci grâce à une discipline de l?attention appelée « variation éidétique », telle fut la tâche de la phénoménologie. Pour celle-ci, l?expérience vécue n?était pas simple réceptacle des phénomènes ; c?était le terrain d?une pratique exercée par le phénoménologue. En une libre circulation entre individus et essences, celui-ci devait rendre saillante la structure de l?expérience. Pour intuitive et descriptive qu?elle soit, la méthode est analytique : « il importe, disait Husserl [20], de respecter les distinctions de sens (p. 29) ». Chaque expérience exige d?être assignée à la région sémantique qui lui revient : perception, souvenir, attente, ou encore Einfühlung (que empathie traduit mal). Il y va de la transparence (ou de l?opacité) du sens de l?expérience pour le sujet. En particulier, avoir d?autrui une Einfühlung, n?est pas en avoir une perception : c?est même l?opposé. Dans la perception externe la chose perçue est présente en chair et en os ; dans la perception interne nous nous éprouvons nous-mêmes comme source d?actes mentaux ; dans l?Einfühlung, les vécus étrangers sont indirectement présentifiés par le truchement d?un vécu actuel du sujet qui « se met à la place d?autrui (ibid. p. 15) ». Ces différences eidétiques sont insurmontables.
      On a mis sous le boisseau cet esprit analytique. Tout le monde est devenu « phénoménologiste » en sciences cognitives à partir du moment où l?on a redécouvert l?empathie. Or, le traitement du thème « empathie » en sciences cognitives tend à une intégration sans solution de continuité des aspects présumés de « la cognition sociale » dans un même « flux d?information » où les catégories passent les unes dans les autres. De sorte qu?au lieu des strictes frontières sémantiques du phénoménologue, on pourrait presque écrire une longue équation : action = observation = compréhension = imitation = attribution d?intention = partage de représentation = ? = communication. Cette mise en équation de toutes les distinctions de sens vaut-elle émancipation « d?un dogme essentialiste » ? Faut-il revenir sur la critique phénoménologique de l?objectivation de l?expérience, comme pure occurrence de données de fait comportant des récurrences passibles de traitement statistique ? Une expérience réduite à son niveau comportemental (tâches imposées : presse-bouton) et sous-tendue par les hypothétiques processus ou systèmes neuraux sous-jacents, qui l?expliquent ? ? Oui et non :
      Oui, si les sciences cognitives apportent une théorie intégrative capable de restituer au bout du compte l?unité et la continuité de l?expérience vécue. Par un autre chemin, elles auront réalisé le projet phénoménologique : sauver le sens de cette expérience. Mais, non, si cette relativisation des distinctions de sens de l?expérience, en tant que vécue, s?avérait une distorsion imposée à sa description par « l?idiome de la tribu » des sciences cognitives. ?Forcez donc le sujet à rendre compte de ses vécus en termes de ?to map?, ?to mimic?, ?to simulate?, ?to mirror?, ?to resonate?, ?to echoe? : vous verrez bien s?il s?orientera dans l?espace intersubjectif avec la même aisance qu?auparavant ! Quel que soit le bénéfice qu?on escompte d?une « explication de la conscience », rendre obscur son sens, de parfaitement clair qu?il était, n?en est pas un.
      Le moment est venu de rappeler certaines exigences philosophiques générales de rationalité analytique et d?intuitivité existentielle, de manière à éclairer par retour au vécu, confusément appréhendé sous le terme d?empathie, la science empirique elle-même, qui prétend l?expliquer.

3.
DES SYSTEMES RESONNANTS SOUS TENSION   
      Tantôt les chercheurs se montrent sensibles au caractère direct du couplage entre action étrangère observée et action propre correspondante. Ils sont enclins à penser que ces systèmes résonnants pourraient constituer des répertoires communs, innés ou acquis, d?actions non marquées quant à leur appartenance à l?ego ou à autrui. Des actions dont les programmes moteurs doivent être préalablement fixés en mémoire pour permettre l?élaboration réflexive d?un plan de conduite individuelle et l?expression langagière de cette réflexion dans la délibération. Ils subissent alors l?attraction d?un paradigme néo-behavioriste. La seule homogénéisation des répertoires moteurs par un ajustement mutuel, lequel se réalise moins par un apprentissage explicite que par la voie directe, automatique, inconsciente de l?habitude : tel est le principe qui devrait suffire à rendre compte non seulement de la programmation et du contrôle moteurs, mais de la communication et de la cognition sociale.
      Tantôt, plus impressionnés, sans doute, par la dimension imitative de ces résonnances de système à système, ils se tournent vers une théorie mentaliste de l?explication du comportement étranger sur la base de la simulation interne des effets observés de ce comportement. Nous attribuons, supposent-ils, des états mentaux au corps physique, qu?est en première approximation autrui, dans la mesure où nous réveillons en nous-mêmes des états mentaux que nous avons eus auparavant quand nous avons fait les mêmes gestes ou adopté les mêmes postures que cet autre corps manifeste actuellement. Une doctrine qui interpose un processus interne entre le comportement étranger observé et le comportement propre. Sauf que ce processus n?est pas nécessairement : représentation explicite, plus raisonnement syllogistique. Pour prédire le comportement ultérieur d?autrui sur la base de la mémoire de l?observateur qui compare les mouvements observés avec ses propres programmes moteurs, il suffit d?une inférence analogique.
      Cette fois, le paradigme attracteur est néo-cognitiviste. Le procédé consistant à réactiver une chaîne opératoire précédemment mise en ?uvre dans la planification d?une action propre n?implique peut-être pas une théorie de l?esprit d?autrui au sens standard du terme [29, 35, 16]. C?est néanmoins un proche substitut de cette théorie, dont le cadre empiriste et intellectualiste de la problématique de l?esprit d?autrui (other minds problem) n?est pas remis en cause. Chaque esprit reste enfermé en soi-même, sans accès à d?autres états mentaux que les siens. Le choix d?un procédé pragmatique (de préférence à une hypothèse théorique) pour l?attribution d?états mentaux au corps d?un autre agent, dont on essaie par là de prédire la conduite ultérieure, n?est pas la révision déchirante qu?on a dite [14].
      Cette tension (sinon contradiction) des modèles explicatifs de référence ne semble pas avoir été aperçue, ou pas considérée rédhibitoire par les chercheurs. Du coup, étant tiraillée entre couplage direct et inférence analogique, leur interprétation de la fonction psychologique des faits de résonnance cérébrale apparaît grevée d?une certaine indécision. La postulation d?un processus hybride : la simulation, flottant entre les plans neuronal (systèmes résonnants), comportemental (on parle aussi de « comportement résonnant [32]») et psychologique (inférence analogique) est-elle la bonne solution pour cette tension ?

4.
INTERIEUR / EXTERIEUR, PRIVE / PUBLIC
      Les preuves s?accumulent du fait que, concurremment avec le traitement hiérarchique des signaux rétiniens élémentaires par les voies visuelles, l?activité des aires frontales (prémotrices et motrices) est modulée par des stimuli complexes. Ces aires frontales se voient ainsi reconnaître dans la saisie de la signification intentionnelle des actions une fonction cognitive irréductible au simple contrôle moteur. Est d?autre part établi le fait qu?elles modulent ou induisent en permanence l?activité des aires sensorielles grâce aux déplacements de l?attention qu?elles contrôlent. Non seulement l?activité des aires sensorielles primaires, visuelles et auditives, entrées de l?information externe. Mais également l?activité des aires somato-sensorielles, territoires de représentations cartographiques somatotopiques du corps anatomique, représentations qu?on avait d?abord cru fixées de façon définitive chez l?adulte, mais qu?on a découvert d?une plasticité fonctionnelle modulée par l?usage des membres dans les tâches quotidiennes à toutes les époques de la vie de l?individu.
      Allant de pair avec ce nouveau concept de stimulus complexe, l?extension des champs récepteurs cellulaires et la plasticité des cartes représentatives cérébrales, la possibilité d?une rétroaction du signal moteur sur les aires sensorielles, l?anticipation sur modèle interne des effets prévisibles de l?action sur les capteurs sensoriels, tous ces changements conceptuels apportent un éclairage inédit sur notre expérience intime de la conception d?intentions dans la genèse de l?action. Mais surtout, ils dissolvent l?énigme de la saisie des intentions d?autrui dans l?observation de ses actions : on n?a pas à « inférer une intention possible » pour l?action étrangère perçue si cette action perçue n?est pas simple mouvement ou image rétinienne, mais, d?emblée, visée d?un but. 
      De sorte qu?on assiste au croisement de deux lignes d?investigation et de spéculation. D?une part, l?affirmation de l?autonomie fonctionnelle de l?organisme par rapport à la structure physique (la sienne ou celle de l?objet externe) conduit à interpréter le fonctionnement cérébral à partir des centres internes de la motivation et de l?action, plutôt que comme une chaîne d?entrées ? sorties. D?autre part, le renversement de la hiérarchie : sensation ? représentation ? action, qui avait enfermé la cognition dans la sphère mentale privée, rend possible son ouverture sur l?espace public. Si bien qu?en retraçant le cours de cette influence centrale de l?action sur la perception, il apparaît qu?on s?est frayé une mystérieuse voie d?accès, depuis l?intérieur, à l?esprit des autres agents. Un paradoxe qui nous ramène au début du XXème s., à cet autre paradoxe qu?a été la réception de l?Einfühlung de T. Lipps, en tant que source de connaissance de l?esprit d?autrui, par une Phénoménologie engagée dans la sauvegarde de l?héritage du cogito cartésien (Husserl [19, 18]

).

 

5. L?EINFÜHLUNG SOUS UN AUTRE NOM
      L?interprétation de la fonction des systèmes résonnants emprunte, sans qu?on l?ait bien noté, un chemin anciennement fréquenté dont les ornières et les pierres d?achoppement ont été depuis longtemps signalées, sauf que le temps a effacé les repères.
      « Ich vollziehe in solcher ?inneren Nachahmung? nicht die Bewegungen die der Akrobat vollzieht noch einmal, sondern Ich vollziehe unmittelbar die Bewegungen des Akrobaten. Dieser ?Vollzug der Bewegun-gen? ist ein inneres Tun in dem Akrobaten selbst. Ich bin nach Aussage meines unmittelbaren Bewusstseins in ihm; ich bin also da oben. Ich bin dahin versetzt. Nicht neben den Akrobaten, sondern genau dahin, wo Er sich befindet. Dies ist der volle Sinn der ?Einfühlung?. [23]»
      En un saisissant parallèle à la récente théorie de la « simulation incarnée » de V. Gallese [12], l?Einfühlung, acte de se sentir soi-même dans l?autre, était conçue par Lipps comme compréhension directe de l?expérience d?une autre personne sur la base de notre propre expérience. Quand nous observons attentivement quelqu?un saisir un objet de la main, quand nous sommes témoins de la colère ou de la souffrance de quelqu?un, normalement nous ne restons pas indifférent comme si nous étions devant un objet ou une scène quelconque. Nous éprouvons, au contraire, une certaine tendance à saisir, à être irrités ou à souffrir nous-même. Quand nous voyons quelqu?un faire des efforts pour atteindre son but, il nous arrive même de sentir nos propres muscles se tendre sous l?effort ! Avant toute réflexion sur des intentions, expresses ou cachées, une équivalence intimement ressentie entre voir quelqu?un faire quelque chose ou avoir une expérience et faire la même chose, avoir la même expérience, nous fait comprendre à quoi cela ressemble pour l?autre. La question est de savoir s?il y a là un mode de cognition sociale digne de ce nom, c?est-à-dire qui possède l?intersubjectivité dont la représentation mentale est dépourvue. Lipps, comme aujourd?hui Gallese, se rapprochent encore par leur commune conviction de l?existence d?une modalité originale de cognition, où ils voient une solution de rechange à la conception classique [12] 1.
      Une telle analogie invite à penser que les deux auteurs ont puisé leur intuition préthéorique à une même source, la résurgence d?un de ces fleuves souterrains qui refont surface ici et là, charriant les mêmes eaux sous différents noms : simulation dans les neurosciences cognitives de notre temps, Einfühlung dans l?esthétique psychologique du début du siècle écoulé, peut-être aussi, en remontant jusqu?à la métaphysique classique, Harmonie préétablie. Et, en effet, partout l?accent est mis sur cette aptitude que nous aurions d?éprouver la vie intérieure d?une autre personne par la seule mise en tension de notre propre système. Focaliser l?attention sur un agent ou un sujet d?expérience, sensorielle ou affective, doit suffire pour franchir le fossé qui nous en sépare. Ceci, parce que notre propre expérience d?agir, de sentir ou de pâtir, nous est un mode d?accès aux expériences correspondantes chez l?autre. La refonte que cela implique de la notion même de cognition n?échappera à personne : plus question de réception passive des sense data (encodage), ni d?extraction de l?information véhiculée par ces data. La cognition doit être reconsidérée comme projection, la perception comme épreuve de soi où l?agent est averti de son action parce qu?il est tendu vers son but et le réalise, le repoussant hors de soi comme objet.
      Sur cette approche, la notion d?imitation ne manque pas de peser fortement. Car, après tout, l?actualisation simultanée d?une expérience vécue durant l?observation de l?autre prélude normalement à son imitation. Excepté que l?imitation introduit une distinction tranchée entre l?agent pris comme modèle et l?imitateur, distinction qu?exclut justement l?Einfühlung comme la simulation-incarnation. Si l?action à imiter et le mouvement de l?imitateur sont à distance l?un de l?autre et si leur rapprochement demande à cet imitateur un effort particulier, plus de fusionnement possible. Aussi, l?imitation devra-t-elle être dépouillée de son importune extériorité et internalisée d?une façon ou d?une autre à l?observateur. Une opération qui n?est pas sans inconvénient, puisqu?elle expose la nouvelle théorie de la cognition à une fâcheuse dédifférenciation.
      En ce qui concerne Lipps, il n?avait apparemment rien contre la dissolution de toute possibilité de détermination de l?Einfühlung, en tant qu?expérience de soi dans l?autre, dans l?indéterminé radical de l?intériorité spirituelle. Vu que la tâche qu?il s?était assigné en esthétique était, semble-t-il, de restaurer l?expérience du spirituel dans l?Art contre la vague montante d?un sensualisme vulgaire. Cependant, une décevante redondance de la description de cette expérience du spirituel donne le sentiment d?une intériorité antérieure à toute forme d?objectivation qui puisse servir d?ancrage à cette description.
      Ainsi, dans l?exemple de l?acrobate, c?est avec un certain scrupule qu?il se conforme à l?exigence de restituer la conscience immédiate du spectateur. Nous devons, souligne-t-il, nous enfermer dans son point de vue, mettre hors de considération tout ce qui n?en fait pas partie. En particulier, les mouvements corporels mimétiques qu?il fait inconsciemment pendant qu?il suit les évolutions périlleuses de l?artiste, y compris les sensations kinesthésiques afférentes à ces mouvements, se voient disqualifiés comme inessentiels à l?Einfühlung. Ces mouvements et sensations de mouvement doivent être attribués au corps de ce spectateur ; tandis que les mouvements et sensations qui importent pour lui et qu?il revit pour son propre compte sont ceux de l?acrobate. Si bien que toute cette question de savoir à quel corps déterminé attribuer mouvements et sensations est renvoyée à une réflexion ultérieure sans rapport avec le moment privilégié de l?Einfühlung. Mais, malheureusement, le fait qu?une description adéquate de l?Einfühlung nous oblige à suspendre le principe d?individuation qui fait qu?il y a du « propre à soi » rend inintelligible la proposition selon laquelle l?observateur d?une action étrangère pourrait vivre sa propre vie dans l?autre (sich ausleben im anderen). La phénoménologie se plaçant résolument sur le plan personnel, plus exactement interpersonnel, une pareille dédifférenciation renvoie cette proposition aux ambiguïtés d?une psychologie proto-phénoménologique.

6.
IPSEITE-ALTERITE ET MEMETE
      Contre ce danger de dédifférenciation, la théorie moderne de la simulation est protégée par une double barrière, fonctionnelle et méthodologique. Au premier point de vue, elle l?est par la notion largement acceptée d?un cerveau capable de fonctionner en circuit fermé, ou en régime de « débrayage » (off-line), des dispositifs inhibiteurs spécialisés étant activés à toutes ses voies de sortie, depuis les centres moteurs jusqu?aux muscles [14, 21, 4]. Mais, d?une manière plus générale, cette théorie est protégée par la trivialisation automatique de la question de l?individuation, lorsqu?on se la pose dans le contexte des systèmes neuronaux du cerveau.
      Référant toujours en définitive « au cerveau » quand il attribue telles et telles propriétés fonctionnelles à tels et tels territoires cytoarchitectoniques du tissu cérébral, le neuroscientifique répugne à des distinctions, métaphysiques à ses yeux, comme ipséité ? altérité. N?en déplaise à ceux qui n?y voient qu?une étiquette qu?on peut coller sur n?importe quelle denrée, le titre de Ricoeur : Soi-même comme un autre ne s?applique pas, par exemple, à un livre sur le cerveau : Cerveau de soi, cerveau de l?autre n?a de sens que comme détournement et provocation  [31, 6]. Le cerveau, en effet, n?est ni plus particulièrement « de soi », ni plus particulièrement « de l?autre » ; le cerveau n?étant pas comme peut l?être, au contraire, le corps entier, « propre » à quelqu?un.
      Entité construite dans l?espace représentationnel de la théorie biologique, le cerveau est dispensé des contraintes d?individuation qui pèsent sur les personnes. Une personne est un « je » et pour ce je toute autre personne est un « non je ». Le cerveau n?est autre qu?une formation conceptuelle sédimentée dans la pratique d?une discipline vivante par intégration cumulative (avec les restructurations et éliminations que cela comporte) de toutes et chacune des caractéristiques, normales ou anormales, mises en évidence sur un nombre indéfini de sujets expérimentaux. Des sujets qui, de surcroît, ne sont pas forcément humains, puisque notre concept du cerveau doit beaucoup à ses « homologues » : le cerveau du singe, sur lequel on a établi (seulement là avec certitude) l?existence des neurones miroir [26, 35], sans oublier le cerveau du rat, auquel on doit toute notre « neuroscience affective  [25]». Comme des représentations dans le cerveau ne sont pas des vécus, elles n?ont pas à être qualifiées de représentations de untel ou untel. Certains en ont conclu que le cerveau devait renfermer « des représentations partagées [22]» ; sans toutefois aller jusqu?au bout de leur argument qui les aurait forcé d?y introduire aussi les homoncules se partageant ces représentations ! Mais toutes les difficultés potentielles du passage de cet anonymat cérébral à l?individuation personnelle sont avantageusement recouvertes d?un voile d?ignorance qui autorise la poursuite de la recherche, puisque le caractère inconscient du fonctionnement cérébral dissimule opportunément le fossé existant entre l?anonyme localisation des systèmes neuronaux et l?individualité incarnée d?une personne située dans l?espace public.
      En réalité, l?identité faible qui ne va pas au delà d?une similitude inductive entre patrons d?activation d?assemblées cellulaires sous-tendant l?action et l?observation « des mêmes actions » ne permet de rien conclure concernant l?identité forte des expériences respectives de l?observateur non acteur et de l?agent observé. Prendre l?une pour l?autre, c?est commettre l?erreur de catégorie consistant à confondre une simple « mêmeté » avec une pleine « ipséité » [31] 2. Il est clair pour tout esprit non prévenu que le fait brut de l?activation d?une tendance implicite à agir lorsque je vois un autre agissant n?est pas de nature à créer (out of the blue) entre cet autre et moi un lien existentiel, encore moins un lien social. Pourquoi les chercheurs en systèmes résonnants sont-ils donc tentés, comme l?était le psychologue de l?Einfühlung, de penser le contraire ?
      Leur interprétation d?un chevauchement actuel et mesurable des patrons d?activation cérébrale enregistrés en situation motrice et en situation observationnelle chez l?observateur comme symptôme de la récognition par celui-ci d?une action familière dans le comportement de l?agent observé ne concerne que la composition du répertoire moteur d?un seul : l?observateur. Personne n?en disconviendra. La vraie raison n?est donc pas là. Elle est dans une disposition d?esprit assez générale. L?habitude de traiter de circuits cérébraux (impersonnels) tend à affaiblir, un biais rarement signalé dans le mode de représentation théorique en vigueur, les contraintes de l?individuation personnelle. Et, ce, de la même manière que pour le psychologue spiritualiste (Lipps) le vif sentiment intérieur de la vie émousse les contours de l?individualité de la personne. Ce qui fait que « résonner », qu?on avait d?abord réservé pour des patrons d?activation dans un seul et même cerveau, en est venu insensiblement à qualifier l?hypothétique processus (la simulation) interne aux agents associés dans le cadre de l?expérimentation par les tâches respectivement imposées : « agissez tout en étant observé agissant » ? « observez attentivement l?agent sans agir vous-même ». Ce biais est inoffensif tant qu'on se rappelle qu?aucun véritable lien social entre partenaires n?a encore été mis en place. L'oublie-t-on, qu?on réveille le fantasme du social réduit à l?activation des boucles de connexion intracérébrales, de l?extériorité objective du monde réduite aux représentations internes d?un esprit enfermé en lui-même.

7. VAGUE DE REPENTANCE EN PHRENOLOGISTAN !
      A. Damasio et son équipe, inventeurs de l?amygdale ? organe de reconnaissance de la peur dans les expressions faciales, admettent à présent la possibilité d?une reconnaissance normale de la peur chez des patients affectés d?une lésion de l?amygdale  [1, 2]. Christopher et Utah Frith, promoteurs d?un organe de la théorie de l?esprit dans le lobe frontal médian dédié à l?attribution d?états mentaux à autrui, viennent de concéder récemment la possibilité d?une aptitude normale à la mentalisation chez des patients dont le lobe frontal médian a subi une lésion [9, 11, 5]. De même, l?aire de Broca est-elle désignée de façon récurrente comme l?organe probable de la compréhension des actions d?autrui [33]. La prudence voudrait qu?on ne perdît pas de vue l?éventualité que des patients dont l?aire de Broca est atteinte conservent malgré cela une compréhension normale des actions. La revue des séries de cas atypiques d?aphasie a amené le neurologue A. Caramazza à disqualifier le syndrome d?agrammatisme [24]. Prolongeant l?argument, nous avons suggéré que la prise en compte de la variété des données de neuropathologie pourrait être de nature à ruiner aussi l?hypothèse d?un organe grammatical dans le cerveau qu?a défendue S. Pinker, dans la ligne de N. Chomsky et J. Fodor [29, 30, 10, 7]. Dans sa chute, ce modèle d?organe cérébral pourrait bien emporter nombre d?interprétations fonctionnelles (les plus naïvement phrénologiques en tout cas) du système résonnant corrélat dans l?aire de Broca de la compréhension des actions.
[Fin de la 1ère partie critique. Voir 2ème partie (positive) prochain n° de PSN]

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