Qu'est-ce qui nous fait agir? (IV)

Publié le par phenomenologica

VIII. De notre Humanité terrienne aux autres Humanités

A.1. Répondant à l’acronyme SETI (Search for ExtraTerrestrial Intelligence) un programme de recherche se développe depuis près d’un demi-siècle en vue d’échanger des signaux radio ou optiques avec d’éventuels êtres intelligents habitant des planètes gravitant autour d’étoiles autres que notre Soleil. En dépit du fait que cette recherche est demeurée infructueuse à ce jour, des progrès significatifs ont été réalisés, en particulier dans la détermination des cibles possibles par la découverte d’un nombre croissant (500 à ce jour) de planètes telluriques extrasolaires. Les chercheurs tentent de déterminer si elles sont situées par rapport à leur étoile dans une zone « habitable », c-à-d. compatible avec une forme quelconque de vie. Parallèlement, est née une branche nouvelle de la biologie : l’exobiologie dédiée à la découverte de « biosignatures » dans l’espace, c-à-d. de traces des éléments physicochimiques de la vie. Dernièrement, la NASA a établi grâce aux photos prises par la sonde MRO (Mars Reconnaissance Orbiter) l’existence d’eau à l’état liquide sur Mars : des coulées de boue sur les pentes des cratères en saison chaude, « une découverte qui augmente la probabilité de l’existence d’une forme de vie». Ces résultats sont encore loin du but, mais cela n’empêche pas que l’ensemble de cette entreprise est couramment désigné en référence à ce même but: la rencontre d’une intelligence extraterrestre. Cette curieuse fixation sur l’intelligence nous pose question.

2. Idéalement, la recherche de formes de vie dans l’espace extraterrestre pourrait ne pas être orientée vers cette forme très particulière issue de l’histoire de l’évolution de notre espèce qu’est la forme humanoïde avec sa caractéristique distinctive : un néocortex très développé, base de la faculté d’intelligence abstraite. Mais si c’était le cas, cette recherche n’exciterait pas plus de curiosité que les formes biologiques inconnues dans les régions encore inexplorées de la Terre. Or, ce qui semble fasciner les chercheurs en exobiologie, c’est bien l’éventualité improbable de l’existence d’autres mondes où la vie serait apparue et où elle aurait abouti précisément à la forme de l’homme rationnel. Une forme que nous avons quelque raison de tenir pour idéale dans la mesure où c’est l’homme en tant que sujet d’une connaissance possible de la Nature : le sujet épistémique.

3.                  Refermant circulairement sur elle-même l’histoire de l’͗επιστήμη, des sujets épistémiques représentants de la communauté des Terriens s’enquièrent de l’existence de leurs homologues dans des régions éloignées de l’Univers. Deux motifs semblent se conjuguer : (1) un anthropomorphisme épistémologique (2) un anthropomorphisme psychobiologique. (1) On peut appeler « anthropomorphisme épistémologique » la tendance rationnelle qui fait que nous associons l’objectivité de la connaissance au fait qu’elle ne vaut pas seulement pour nous, mais qu’elle vaut également pour tout autre sujet connaissant doté des mêmes facultés intellectuelles que nous ; une tendance qui nous lance dans une quête indéfinie du point de vue de l’autre dans l’espoir d’une base plus large d’assentiment. (2) L’anthropomorphisme psychobiologique tient à la constitution neurophysiologique de ce vivant qu’est l’homme, qui est telle que nous projetons spontanément au-devant de nous le double de nous-mêmes.  La confusion des deux motifs dans la recherche des extraterrestres engendre une illusion issue de notre propre nature : l’illusion transcendantale qui fait que notre quête des autres Mondes et de leurs habitants reste orientée sur ce que nous sommes nous-mêmes.

B.1. L’anthropomorphisme épistémologique : Dans la Critique de la faculté de juger (Kritik der Urteilskraft 1790) Kant se montre plus sensible aux conditions anthropologiques de l’expérience cognitive que dans la Critique de la raison pure (Kritik der reinen Vernunft 1781/1787). Dans la 1ère Critique le fondement de l’objectivité la connaissance est placé dans la raison, source subjective des principes de détermination a priori de la connaissance que son caractère de nécessité normative (nomologique) et de condition de possibilité elle-même inconditionnée soustrait à toute caractérisation psychologique contingente. La 3ème Critique s’adresse au jugement de goût, lequel n’a pas la dignité épistémologique d’une connaissance d’objet, bien que ce jugement ne soit pas dépourvu de toute prétention à l’objectivité. Dans sa Déduction des jugements de goût (§§ 30-41) Kant s’efforce de légitimer cette prétention en dépit du fait qu’il ne peut la fonder sur un principe rationnel de détermination de l’objet, qui en ferait une connaissance. « Le jugement de goût détermine son objet (en tant que beauté) du point de vue de la satisfaction, en prétendant à l’adhésion de chacun, comme s’il était objectif… le jugement de goût toutefois ne se fonde pas sur des concepts et n’est en aucun cas un jugement de connaissance, mais un jugement esthétique (§ 32). » Qu’est-ce qui peut justifier qu’en matière de goût chacun s’en tienne à son sentiment personnel, mais ne prétende pas moins à l’approbation de tous ?

2. Kant fait appel à un « élargissement [Erweiterung] de nos jugements de goût (§ 34) » comme substitut d’une loi universelle de la raison. « La maxime de la pensée élargie » est de dépasser les bornes de son propre goût et de se placer au point de vue d’autrui de manière à conférer à son jugement une communicabilité universelle : « …c’est là ce qui montre un homme d’esprit ouvert [von erweiterter Denkungsart] que de pouvoir s’élever au dessus des conditions subjectives du jugement, en lesquelles tant d’autres se cramponnent, et de pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d’un point de vue universel (qu’il ne peut déterminer qu’en se plaçant au point de vue d’autrui) (§ 40). »

3. La même 3ème Critique fait allusion aux extraterrestres caractérisés comme des choses connaissables, à la différence de la fiction « de purs esprits qui pensent sans avoir de corps… alors que nous connaissons la pensée seulement dans l’homme, c’est-à-dire en liaison avec un corps ». Mais  l’opinion concernant leur existence n’est pas liée à l’élargissement du jugement à l’universel : « Admettre des habitants raisonnables dans les autres planètes, c’est une affaire d’opinion ; en effet, si nous pouvions nous en rapprocher, ce qui est en soi possible, nous pourrions décider par l’expérience s’ils existent ou non ; mais jamais nous ne nous en rapprocherons à ce point et cela restera une question d’opinion (§ 91). »

4. La ruine de l’apriorisme dogmatique de la raison kantienne n’a rien retiré de l’exigence d’objectivité des sciences de la nature. Les conditions de possibilité d’une connaissance objective ne pouvaient plus être considérées comme fixées d’avance dans la structure formelle du sujet transcendantal. Pour autant, la physique n’avait pas cessé de prétendre déterminer a priori ses objets par le concept, la démonstration et le calcul. Comment comprendre que l’activité subjective de la cognition humaine puisse atteindre des objets indépendants d’elle ? Le sujet connaissant se trouvait ramené de l’abstraction du formalisme transcendantal aux conditions concrètes d’une conscience incarnée dans un corps et située dans un monde. Ce corps est un corps vécu et non l’objet d’une science. Ce monde est un monde habité et non la Nature ni l’Univers physique. La conquête de l’objectivité exigeait une double genèse corrélative : celle du sujet épistémique et celle du monde objectif. Les capacités cognitives de chaque individu dans ses limites contingentes n’y suffisaient pas. La société n’est pas sujet de la science, sauf par métaphore. A parte subjecti, la condition de possibilité d’une connaissance objective doit résider dans une capacité du sujet concret d’élargir son horizon primitivement borné à son monde de vie étriqué en se plaçant au point de vue d’un autre. Le fondement de l’objectivité de la connaissance devait résider dans une intersubjectivité en voie de constitution continuelle par enveloppement des horizons subjectifs les uns dans les autres. Comment ? Revenant à la condition concrète du sujet incarné, percevant et agissant, la phénoménologie soulignait le caractère d’ouverture de la relation à l’objet. La conscience du sujet connaissant est animée d’une orientation intentionnelle vers le Monde dans un horizon d’expectative qui n’est pas l’horizon d’un individu isolé, mais qui comporte la possibilité d’un élargissement par enveloppement en abîme des divers horizons de compréhension intra et intercommunautaires. Un processus qui n’est pas simplement ouvert, mais qui tire son sens de son orientation intentionnelle vers le Monde commun d’une Humanité élargie à toutes les communautés communicantes. Dans cette perspective la quête d’extraterrestres revêt la valeur d’une exigence épistémologique d’ordre transcendantal, sinon empirique : tout horizon donné a sa fermeture locale et demande à être dépassé vers un horizon plus large si la prétention à une connaissance objective de la Nature doit être légitimée. Voir les textes tardifs de Husserl (1932-34) répondant à Sein u. Zeit de Heidegger en élaborant une nouvelle épistémologie transcendantale en termes de rapport de l’homme au monde (Die Lebenswelt, Husserliana 39, 2008, T7-9-10-14, Blg 8).

5. Ce processus d’élargissement progressif remplace la Raison classique dans son rôle de fondement. Il en résulte une relativisation du concept d’Humanité par rapport à la « communication », au sens de la mise en commun d’un monde par l’entrelacement des activités de ceux qui l’habitent et la sauvegarde de la congruence de toutes les expériences à travers leur discongruence locale. Etre homme veut dire : constituer par fusionnement l’unité des aperceptions du monde comme monde unique et identique à travers nos occupations variées. (Die Lebenswelt, Blg 41, 1931 : „Mensch sein, das ist: in jedem Moment der urtümlich strömenden Gegenwart gerade die Apperzeptionen in der Einheit einer universalen Apperzeption (das Bewusstsein überhaupt als Weltbewusstsein) und dann gerade dieser bestimmten universalen Apperzeption haben und im selbst strömenden Wandel dieser Urapperzeption und ihrer Sonderapperzeptionen wiederum eine Verschmolzene Einheit, die Einheit der bestimmten Apperzeptionen ist, konstituieren. Diese ist es, die wir „fortgehendes Bewusstsein derselben Welt“ nennen oder „fortgehende Geltung und Fortgeltung der einen und selben Welt.“ 489). Le coup d’audace consistant à désigner comme Humanités les Humanités extraterrestres dénote l’héroïsme rationnel d’une pensée qui soutient qu’à travers sa variation la plus extrême le monde n’est pas muet (nicht nichtsagend), mais demeure le site toujours possible d’interactions mutuellement intelligibles. La référence aux extraterrestres réalise un passage à la limite par rapport à la comparaison de notre monde avec le monde visuel du daltonien, le monde de l’enfant ou l’environnement de l’animal, voir le monde du fou : tous ces mondes peuvent être considérés comme des variations infra-optimales de notre monde qui est leur norme naturelle. Sa normalité n’est en effet pas une simple moyenne, c’est un optimum : le normal voit mieux que le daltonien, etc. En revanche, notre Humanité ne peut pas se penser comme norme des Humanités extraterrestres dont elle pose l’existence possible par une pulsion rationnelle. C’était déjà le cas avec les cultures extra-européennes, mais l’impossibilité est plus radicale. On a toujours la possibilité de s’imprégner d’une culture différente en s’expatriant ; mais, c’est hors de question si le voyage vers l’exoplanète la plus proche doit durer mille ans, ce qui outrepasse la durée de vie des communautés humaines et de leurs entreprises les plus ambitieuses.      

C.1. L’anthropomorphisme répudié : En variant notre concept d’Humanité jusqu’à pouvoir y inclure des Humanités extraterrestres, est-ce que nous gardons la possibilité de dégager un invariant ? Autrement dit, avons-nous quelque idée préconçue, un schème quelconque d’expectative, voire un préjugé concernant le type d’êtres que pourraient être des extraterrestres ? Pour le rationalisme intellectualiste abstrait de la Philosophie analytique, qui s’en tient à la régularité logique des raisonnements et ne sait rien (ou ne veut rien savoir) d’une incarnation ou d’une situation du sujet, cela ne devrait pas poser problème. La perception d’un système physique quel qu’il soit : machine, organisme humain, non humain ou encore extraterrestre, est toujours une affaire d’observation, d’explication et de prédiction du comportement futur de ce système. La condition d’extériorité de l’observateur par rapport au système observé fait que toutes les hypothèses sont envisageables, comme dans l’enquête scientifique sur un système quelconque de la Nature. La « communication » avec les extraterrestres revient à la démarche en 3ème personne typique de la physique. Absolument toute hypothèse est envisageable dès lors qu’elle peut être soumise à l’épreuve d’une expérimentation rigoureuse. Il est clair qu’une pareille communication ne s’inscrit pas dans la perspective d’un dialogue, le modèle de la communication humaine.

2. « L’intelligence » – dans la mesure où c’est un réquisit indispensable – de l’autre pôle de la communication devra être conçue comme quantité mesurable, telle que le niveau de complexité du signal émis, sans aucune référence à un contenu de sens ni à une intention de communiquer.  « L’intelligence ou l’esprit est une propriété qui s’attribue à un objet physique sur la base de critères purement objectifs » : cette croyance est dominante dans la littérature de philosophie de l’esprit et de sciences cognitives où l’on parle couramment « d’attribution d’un esprit », « d’emprunt d’intelligence », ou d’hypothèse sur « la théorie de l’esprit » d’autrui. Le cas de la rencontre des extraterrestres n’a rien d’original par rapport à la rencontre d’autrui puisqu’on traite déjà le « problème de l’existence d’autrui » comme si autrui était un extraterrestre. C’est-à-dire dans l’attitude typiquement théorique et empirique de quelqu’un qui est ouvert à toutes les hypothèses, qui se garde d’avoir des a priori, qui ne se reconnaît aucune appartenance, qu’elle soit communautaire, traditionnelle ou historique avec son objet, afin qu’il soit précisément cela même et rien d’autre : objet. Un objet qui n’est donc pas d’emblée une personne pour une personne, les deux étant prises ensemble dans un rapport interpersonnel au sein d’une commune culture, un rapport équilibré qui prescrirait d’avance à chacun ce qu’il peut et doit attribuer (ou refuser) à l’autre, mais un corps physique candidat au titre de porteur d’un esprit, lui-même décomposable en états internes d’un cerveau sous le scanner de fMRI. Sur la base de ce présupposé commun, les divergences entre les approches se ramènent à des nuances.

3. L’un (Daniel Dennett : Brain Storms 1978) soulignera l’avantage pragmatique qu’il peut y avoir pour le théoricien à adopter la stratégie qui consiste à prêter des désirs et croyances à un système physique (un ordinateur joueur d’échecs) plutôt que celle qui consiste à suspendre son jugement jusqu’à ce qu’il ait complètement décomposé ce système en ses parties, identifié la fonction de chacune et reconstitué le programme dont ce système applique les instructions pour calculer ses coups.

L’autre (Fred Dretske : Explaining Behavior 1988) appliquera ses connaissances en technologie à l’examen d’un dispositif automatique comme un distributeur de Coca-Cola ou un compteur de vitesse d’automobile et se demandera à partir de quel degré de complexité il convient d’y reconnaître un système représentationnel analogue à celui qui contrôle un comportement intelligent.

Un autre encore (Donald Davidson : The material mind 1973) imaginera l’homme-machine déjà réalisé sous la forme d’un artefact : Art, qui se comporte comme un homme et de telle façon qu’à chaque mouvement ou expression de Art corresponde un événement physique comme cause dans sa machinerie. Et il insistera sur le fait que cette correspondance terme à terme ne signifiera pas encore une réduction du mental au physique en raison du holisme, c’est-à-dire de l’implication mutuelle de tous les prédicats du vocabulaire psychologique.

4. Ce parti pris d’objectivation du rapport à autrui n’est pas seulement le fait de philosophes, habituels spéculateurs « en chaise longue » adeptes de l’expérience mentale sur des cas de figure imaginaires. Toute une littérature de psychologie empirique s’est développée sur l’hypothèse selon laquelle le développement mental de l’enfant serait analogue au processus scientifique de construction et mise à l’épreuve de théories. L’enfant, partant d’une « théorie de l’esprit » primitive et innée, raffinerait celle-ci progressivement en fonction des contre-exemples qu’il rencontrerait dans ses interactions avec autrui. Le succès aux tests de fausse croyance dénoterait dans le raisonnement enfantin le passage d’une théorie non représentationnelle à une théorie représentationnelle (J. Perner, Understanding the Representational Mind 1991) ou d’une théorie imparfaitement à une théorie pleinement représentationnelle (H. Wellman, The Child’s Theory of Mind, 1990). Ces conceptions ne sont pas dépourvues d’incidences en psychiatrie, où l’opinion a eu cours qu’on pourrait « expliquer » l’autisme par un défaut de développement « du module de la théorie de l’esprit » dans le cerveau. Heureusement, la lourdeur du handicap des autistes privant une pareille « théorie » de valeur explicative, on n’a apparemment pas essayé d’en dériver d’application clinique !

D.1. L’anthropomorphisme assumé : On peut penser légitime d’aligner la communication avec les extraterrestres sur le patron de l’enquête scientifique. Que peut-il y avoir de plus à opposer à l’objectivation dans ce secteur spécial de l’exobiologie que dans les autres domaines de la science et de la technologie ? Pourtant il y a bien une différence : en chaque domaine l’objectivité a résulté d’un long travail de prise de conscience et de purification de l’esprit scientifique à partir d’une conception mythologique du monde. La nécessité d’un tel travail préalable sur soi du chercheur ne semble pas s’être imposée en SETI où le mode d’approche objectivant est simplement plaqué sur une relation qui reste implicitement préfigurée comme communication avec un humain ou un humanoïde.  La réduction ou promotion au statut d’objet de science de cette communication revêt d’une apparence d’objectivité scientifique tout ce qui relèverait de la dimension interpersonnelle dans la communication ordinaire : sans se questionner sur l’existence d’une analogie suffisante on s’accorde le droit de se placer au point de vue d’un extraterrestre, on se représente son intention de communiquer, son effort pour cela, le choix des moyens à lui disponibles, sa préférence pour un message d’alerte (‘We exist !’) ou pour l’envoi d’un volumineux dossier d’archives, etc. Cf. Nature, 431, 2004: “A fundamental problem in searching for extraterrestrial intelligence is to guess the communications set-up of the extraterrestrials who might be trying to contact us. In which direction should we look for their transmitter? At which frequencies? How might the message be coded? How often is it broadcast? (For this discussion I am assuming that the signals are intentional, setting aside the a priori equally likely possibility that the first signal found could be merely leakage arising from their normal activities.) Conventional wisdom holds that they would set up a beam of electromagnetic waves, just as we could do with, for example, the 305-metre Arecibo radio telescope in Puerto Rico, Earth’s most powerful radio transmitter, or a pulsed laser on the 10-metre Keck optical telescope in Hawaii. Rose and Wright conclude, however, that the better choice would be to send packages laced with information.” 

2. Comme première étape vers la définition de notre équation personnelle de communicants humains il importe de réfléchir à la structure de l’horizon d’expectative sous lequel nous abordons cette communication. Merleau-Ponty disait que « le corps hante le monde ». Il exprimait ainsi cette caractéristique phénoménologique de notre expérience perceptive, que la préfiguration d’expectative projette sur l’autre le fantôme du corps propre humain. Nos anticipations de la perception sont régies ou modulées par notre schéma corporel. « C’est une loi de la possibilité d’un monde que le monde et d’abord la nature sont essentiellement relatifs à l’organisation humaine. » (Die Lebenswelt, T57, p. 664 ; T53, T54, Blg 50).

3. De cette loi de l’expérience décrite au plan de la réflexion en phénoménologie la neurophysiologie est en train de dégager le substrat biologique. A. Berthoz n’hésite pas à affirmer : « nous sommes fondamentalement deux… nous vivons avec un autre nous-mêmes… Des modèles internes permettent au cerveau d’émuler intérieurement un corps fantôme doté de toutes les propriétés dynamiques du corps physique, pour anticiper les conséquences de la commande motrice avant même que celle-ci soit produite… Mon hypothèse est donc que nous avons deux corps : celui qui est constitué de chair sensible – celui « en chair et en os » – et celui qui est simulé ou plutôt émulé. C’est un corps virtuel mais qui a toutes les propriétés du corps réel. Ces deux corps sont absolument identiques car ils sont en interaction permanente pendant la veille… Ce mécanisme est sans doute le fondement de notre capacité de changer de point de vue, de regarder le monde sous plusieurs angles et surtout de nous regarder nous-mêmes sous plusieurs aspects différents. » (La décision, VI). Cette contrainte de notre organisation cérébrale en vertu de laquelle nous projetons au-devant de nous le double de nous-mêmes fait que si nous rencontrions un extraterrestre il est probable que nous ne pourrions le percevoir autrement que comme un humain. Même si nous ignorons cette éventualité improbable, retirons au moins de là que notre liberté de variation imaginative dans les spéculations de science ou de science fiction sera nécessairement contenue dans des limites qui sont celles du schéma corporel.

4. Cette limitation interne de la perception au corps propre se manifeste dès qu’il y a mouvement dans l’environnement : un mouvement est spontanément perçu comme mouvement d’un corps vivant animé d’intentions humaines (A. Michotte, F. Heider et M. Simmel, G. Johansson) ; non seulement nous percevons le déplacement des membres de l’agent dans une action observée, mais nous percevons l’action elle-même et le but visé (G. Rizzolatti) ; dans le gyrus fusiforme et dans le sillon temporal supérieur nous avons probablement des neurones détecteurs de visages ; dans les expressions faciales ou les attitudes corporelles nous voyons les émotions et participons à celles-ci par empathie ; enfin une grande partie du lexique des verbes d’action dérive son sens de la distribution des représentations des parties du corps concernées dans les cartes fonctionnelles du cerveau (Pulvermüller). L’horizon du dicible, de même que l’horizon du perceptible, est d’avance rabattu sur l’expérience du corps de l’homme parlant,  percevant et agissant.   

IX. L’empathie : communauté close et ouverture d’horizon

A. 1. « Le terrorisme » pose la question des fondements du lien social. Ambiguïté de l’expression « terroriste » : elle ne fait pas que désigner ceux qui perpètrent des assassinats aveugles en vue de répandre la terreur dans la population. Son emploi non critique invite à l’amalgame de toutes les causes dès lors qu’elles sont promues par des actes de violence. Or, une lutte d’indépendance ou une guérilla contre un envahisseur ont une autre signification que la « guerre sainte » menée au nom de Dieu contre le Mal, laquelle diffère également des crimes commis par un tueur en série, ou une organisation criminelle comme la mafia qui défie les institutions de l’état de droit. Nous avons l’intuition encore assez confuse que ce qui réunit toutes ces entreprises c’est non seulement qu’elles brisent le lien social, mais qu’elles nous renvoient à la question : pourquoi les hommes vivent-il ensemble, leur communauté repose-t-elle sur une volonté ? La difficulté est de comprendre le sens que peut bien avoir la perpétration d’un massacre aveugle par rapport à la volonté de former une communauté. En fait, les attentats sont rarement l’acte d’un anarchiste misanthrope isolé. Ils sont dus à une association déjà formée, mais qui aspire à se constituer en communauté plus étendue, et ils visent une population « ennemie » ou « étrangère ». Cas-limite : le peuple entier déclaré « anathème », (c’est-à-dire excommunié, séparé de la communauté).

2. Retour de l’idéologie des identités communautaires. Les grandes idéologies : Aufklärung, positivisme, marxisme étaient universalistes. L’idéal d’émancipation de l’ignorance et de la misère ne se concevait pas limité à un seul groupe humain. Le soupçon que l’universalisme ne soit qu’un déguisement de la domination de l’Occident sur les autres cultures a favorisé un mouvement de repli sur les identités culturelles. Ce mouvement s’est répercuté sur l’Occident lui-même, qui actuellement semble partagé entre deux tentations : – ou assumer contradictoirement le pluralisme des cultures comme éthique sociale de l’homme civilisé (en allant au-delà de la tolérance à l’égard des croyances d’autrui) – ou renforcer l’identité culturelle occidentale en cherchant à fonder (paradoxe) son particularisme sur ses valeurs universelles (liberté, démocratie, état de droit, droits de l’Homme).

3. Origines éthologiques de la Société. Les sociétés animales sont souvent conçues comme très différentes de la société humaine dans la mesure où leur organisation est tantôt d’une hiérarchie trop rigide, tantôt d’un tissu trop lâche et aléatoire pour permettre l’intervention de démarches créatrices de liens sociaux reposant sur des actes de volonté :

B.1. Lévi-Strauss : Les structures élémentaires de la parenté (1948) – la promiscuité sexuelle chez les singes, condition d’anomie incompatible avec la structuration du groupe social qui requiert au contraire la règle de prohibition de l’inceste et l’échange des femmes entre groupes exogamiques. Or, une tendance récente en éthologie met en évidence les aptitudes des Primates à une pratique de résolution des conflits qui s’apparente chez l’Homme à la constitution d’alliances défensives ou offensives non limitées à la circonstance qui les a motivées :

2. Franz de Waal : La politique du chimpanzé (1982) – différence entre les communautés de chimpanzés, bagarreurs, capables de coalitions pour imposer le choix du chef de la colonie, et les bonobos, pacifiques, et dont les femelles règlent les conflits entre mâles en s'offrant à une relation sexuelle. les hominidés tiennent à la fois de ces deux grands singes

 Toutefois, on peut effacer la frontière entre société (voire culture) humaine et animale sans trouver dans cette naturalisation de la culture le fondement de la possibilité d’une ouverture des communautés humaines.  

C .1. Fondements psychologiques de l’empathie. Mais, entre un sujet humain et un autre sujet humain, existe-t-il une séparation tenant au principe d’individuation, ou l’unité fusionnelle est-elle première, la séparation seconde ? Les psychologues du début du siècle dernier ont développé une controverse sur cette question de l’antériorité de l’unité ou de la dualité entre soi et l’autre, une question qui reprend vigueur aujourd’hui. Elle est liée à celle de savoir si dans la perception d’autrui nous attribuons à autrui des états mentaux grâce à une projection d’hypothèse ou par identification mimétique.

2. Depuis Charles Darwin et sa tentative pour dériver les principes d’une éthique et d’une théorie de la société (The Descent of Man, and selection in relation to sex, 1871) à partir de la doctrine évolutionniste (On the Origin of Species by Means of Natural Selection, 1859), d’innombrables tentatives ont été faites pour déterminer le principe naturel du lien entre les individus qui fonde la possibilité de leur existence sociale.

3. On a connu ‘l’imitation’ de Jean-Gabriel Tarde (Les lois de l’imitation, 1890) et Gustave Le Bon (Psychologie des foules, 1895), ‘l’identification au père (ou au chef)’ de Freud (Massenpsychologie und Ich-Analyse, 1921), etc. Mais toujours ces tentatives ont été grevées d’un caractère spéculatif qui les rendait vulnérables à la critique.

4. Tel a été le destin de l’Einfühlung. Conçue par Theodor Lipps comme un pouvoir spirituel de l’esprit humain de revivre les vécus d’autrui à travers les expressions de sa vie psychique (Einfühlung, innere Nachahmung, und Organempfindungen, 1903), repensée par Max Scheler comme étape vers la fusion affective, point culminant de la relation avec autrui (Zur Phänomenologie und Theorie der Sympathiegefühle und von Liebe und Haß, 1913).

D.1. Systèmes neurobiologiques des émotions sociales. Si l’on descend vers « les systèmes » qui sous-tendent nos motivations psychologiques à l’égard d’autrui, on peut trouver dans les architectures fonctionnelles reliant les noyaux de la base du cerveau certains circuits différenciés (avec médiateurs chimiques spécifiques) dont l’activation est corrélative de grands comportements de base : peur, colère, désir et plaisir sexuel, instinct maternel. 

2. Systèmes résonnants de l’action et de la communication. Au niveau du cortex cérébral on met actuellement en évidence des circuits qui semblent s’activer sélectivement en rapport à des comportements de niveau plus cognitif impliquant la reconnaissance des intentions d’autrui. On spécule sur la possibilité de trouver en ces systèmes le fondement biologique infralinguistique de la communication.

3. ‘L’invention’ des neurones miroir : Au début des années 90 une équipe de neurophysiologistes spécialisée dans la cartographie du cortex frontal du singe a fait une surprenante observation (di Pellegrino, Fadiga, Fogassi, Gallese, Rizzolatti, Understanding motor events : a neurophysiological study, 1992). Un groupe de neurones localisés  dans une aire frontale prémotrice qui sont normalement activés par différents types d’actions manuelles orientées vers un but s’activent également toutes les fois que l’animal immobile observe un expérimentateur en train d’accomplir des actions de même type.

4. Lorsqu’on voit le film de l’expérimentation et qu’on entend la décharge du neurone enregistré au moment où l’expérimentateur dépose une graine de tournesol sur un présentoir puis à nouveau au moment où le singe saisit la graine de tournesol, on a vraiment l’impression qu’il existe un lien direct entre l’homme et l’animal.     Ce lien consiste uniquement en ceci que l’action de l’homme et l’action de l’animal sont ‘la même action’. Quant au mouvement corporel et  au but visé, cette action paraît dotée d’une identité de signification qui transcende les modalités motrice ou perceptive de sa réalisation concrète.

5. Du même coup, l’action étant intention motrice et mouvement corporel du côté de l’homme et action perçue et comprise du côté du singe, il semble y avoir là le germe d’une communication qui transcende la différence des espèces biologiques. Ultérieurement, l’observation a été reproduite avec le même résultat en mettant le singe implanté en présence d’un autre singe. La suggestion est que dès lors que deux individus, quels qu’ils soient, sont respectivement l’agent d’une certaine action et l’observateur de cette action (pourvu qu’elle appartienne à son répertoire moteur), toutes les conditions sont réunies pour qu’un lien de communication directe s’établisse entre les deux individus. L’observateur comprend de façon immédiate et sans avoir à réfléchir, encore moins à faire d’hypothèses parce qu’il sait faire ce qu’il voit faire à un autre. Il était tentant de penser qu’avec les neurones miroir on avait enfin découvert dans le tissu cérébral, dans le cortex moteur, une base élémentaire du lien social. Ou du moins que l’identification de cette famille particulière de neurones dans le cerveau du singe allait bientôt conduire les neurophysiologistes sur la voie des bases neurales du lien social chez l’homme.

E. L’intersubjectivité transcendantale. Toutes ces conditions de l’organisation bio-psychologique ne suffisent pas à garantir que le rapport à autrui aura pour nous un sens. Une démarche parallèle à la fondation cartésienne de la vérité sur le cogito peut être envisagée pour les formations sociales. Si le Monde prend un sens du fait que tout ce qui le peuple est constitué dans des actes subjectifs, alors l’acte fondateur d’une reconnaissance d’autrui sera un acte de dépossession de l’ego de son privilège de sujet constituant au bénéfice d’un alter ego co-constituant du Monde. Le Monde de la vie. Toutes les formations de sens de notre pratique quotidienne s’inscrivent dans l’horizon du Lebenswelt, horizon toujours présent mais jamais thématisé pour lui-même. Sa structure exerce une contrainte invisible sur toutes nos démarches. La vie comporte une typicité normale. Il importe d’en prendre connaissance pour savoir ce qui peut bloquer nos velléités d’ouverture aux autres. La communisation de l’Humanité et son ouverture sur d’autres Humanités. Comme la notion de « vie » ou la notion de « sujet », la notion « d’Humanité » n’a pas de définition fixe, elle est le telos d’un projet inachevé : la Science comme connaissance et transformation de la Nature (et de notre propre nature humaine). Toute tentative de détermination du sens de l’Humanité revient à lui imposer une borne frontière qui la sépare hostilement de son autre : Homme – Animal ; Civilisé – Barbare… Une alternative radicale à cette xénophobie est de méditer sur l’éventualité que l’Humanité ne soit pas limitée à la Terre.

X. Les émotions « négatives » : colère et peur.

I. « Colère et peur », aujourd’hui, ne sont pas un thème purement académique ; mais leur traitement académique est surdéterminé par un contexte socio-politique particulier : Un climat général d’agression indiscriminée et de peur diffuse est exploité par des politiciens démagogues dans un sens de renforcement de l’ordre établi à l’échelle de la planète. Une compétition acharnée se livre entre les laboratoires pharmaceutiques pour la drogue miracle qui supprimera les pulsions agressives des délinquants et apaisera l’anxiété des employés soumis aux « stresseurs professionnels ». On peut redouter la formation d’une alliance des décideurs qui subordonnerait au pouvoir politique les instruments de la science en appliquant ceux-ci à une manipulation des affects humains propre à émousser la vigilance, à étouffer l’esprit de révolte. De là, à stabiliser la société et mettre fin à l’Histoire par un traitement préventif « des causes de la colère et de la peur ».

II. Sur une pareille toile de fond, la question de la nature des émotions « négatives » revêt saillance et urgence :

1.                  La notion même de la négativité de certaines émotions et de la positivité d’autres émotions n’est pas claire : une téléologie de la nature implicite dans la caractérisation de la colère comme pathologique (J.J. Rousseau, Emile ou de l’éducation, 1759) : « Les passions impétueuses produisent un grand effet sur l’enfant qui en est témoin, parce qu’elles ont des signes très sensibles qui le frappent et le forcent d’y faire attention. La colère surtout est si bruyante dans ses emportements, qu’il est impossible de ne pas s’en apercevoir étant à portée. Il ne faut pas demander si c’est là pour un pédagogue l’occasion d’entamer un beau discours. Eh ! point de beaux discours, rien du tout, pas un seul mot. Laissez venir l’enfant : étonné du spectacle, il ne manquera pas de vous questionner. La réponse est simple ; elle se tire des objets mêmes qui frappent ses sens. Il voit un visage enflammé, des yeux étincelants, un geste menaçant, il entend des cris ; tous signes que le corps n’est pas dans son assiette. Dites-lui posément, sans mystère : Ce pauvre homme est malade, il est dans un accès de fièvre. Vous pouvez de là tirer occasion de lui donner, mais en peu de mots, une idée des maladies et de leurs effets ; car cela aussi est de la nature, et c’est un des liens de la nécessité auxquels il doit se sentir assujetti. Se peut-il que sur cette idée, qui n’est pas fausse, il ne contracte pas de bonne heure une certaine répugnance à se livrer aux excès des passions, qu’il regardera comme des maladies ? (L. II). »
2. Un naturalisme débarrassé de téléologie décrira les mêmes symptômes mais en remplaçant l’interprétation pathologique par une interprétation fonctionnelle : la colère prépare la défense contre un agresseur. Ch. Darwin, The Expression of the Emotions in Man and Animals1872: «  Nous allons maintenant nous tourner vers les symptômes caractéristiques de la fureur. Sous l’effet de cette puissante émotion, l’activité du cœur s’accélère beaucoup ou peut être fortement perturbée. Le visage rougit, ou il devient pourpre du fait que le sang est empêché de refluer, ou bien il peut devenir d’une pâleur de mort. La respiration est haletante, la poitrine palpite et les narines dilatées frémissent. Souvent le corps tremble tout entier. La voix s’altère. Les dents se serrent ou se frottent les unes contre les autres, et d’habitude le système musculaire est excité à accomplir une action violente, presque frénétique. Mais d’ordinaire les gestes d’un homme dans cet état diffèrent des contorsions d’un homme qui se débat inutilement alors qu’il souffre d’une violente douleur ; car ils représentent plus ou moins clairement les gestes de frapper ou de combattre un ennemi. Tous ces signes de fureur sont probablement dus en grande partie… à l’action directe du système sensoriel soumis à excitation. Mais lorsque les animaux de toutes les espèces sont attaqués ou menacés par un ennemi, ils emploient au maximum toutes leurs forces pour se battre et se défendre, et ce devait être le cas de leurs ancêtres avant eux. A moins qu’un animal n’agisse ainsi, ou n’ait l’intention, ou tout au moins le désir, d’attaquer son ennemi, on ne peut dire à proprement parler qu’il soit en état de fureur. (Ch. III) »  

3.                  D’un point de vue évolutionniste, il ne devrait y avoir rien de tel que des émotions négatives, puisque tout ce qui s’est maintenu dans la Nature doit sa survie à une utilité quelle qu’elle soit. Est-ce que la notion d’émotions négatives (requérant un traitement curatif) n’est pas la résultante de pressions sociales pour le contrôle des conduites qui tendent à les focaliser et localiser comme états mentaux à substrat cérébral repérable et accessible à des interventions instrumentales (électriques ou chimiques) ? D’un autre côté, quelle liberté gagnons-nous pour l’esprit humain à rejeter toute tentative de circonscription de la vie affective et de son enracinement dans le vivant à ses différents niveaux : comportement, fonctions, anatomie, héritage de l’évolution ?

III. Échec à la distinction « Raisons – Causes » : Cf. Wittgenstein, Le Cahier Bleu et le Cahier Brun ; G.E.M. Anscombe, Intention : L’approche psychologique des sentiments (James, Kœhler) reposerait sur la confusion entre ces catégories que les règles grammaticales nous apprennent à distinguer. On peut avoir des raisons de se mettre en colère contre un impertinent, ou de craindre la damnation éternelle : ici pas question de causalité. En revanche, un sursaut de peur, un éclat de rage sont des réactions à des causes définies. Ambiguïté de cette critique : 1°) s’il s’agit de dissocier deux niveaux de manifestation (comportemental – psychique), la question est empirique et non conceptuelle ; 2°) s’il s’agit de contester la légitimité d’une psychologie empirique dégagée de la tutelle d’une philosophie de l’esprit, on s’expose au reproche d’obscurantisme.

IV. L’impact des nouvelles données : La surprenante découverte (des années 30) est qu’une stimulation électrique localisée du cerveau (Hypothalamus) chez le chat peut provoquer un accès de rage avec agression orientée vers l’expérimentateur ou un autre animal présent. Une stimulation électrique localisée (Amygdale) peut provoquer la paralysation de peur ou la fuite et (chez l’homme) évoquer des sentiments ainsi décrits : « Quelqu’un me poursuit ; j’essaie de lui échapper » ; « Je suis aussi peu rassuré que si j’entrais dans un long tunnel obscur » ;  « Je suis tombé à la mer avec des vagues qui viennent de tous côtés ».

V.  (Ré)-interprétation neurobiologique : Le fait qu’on peut avoir un accès instrumental direct à des substrats de la colère et de la peur dans le cerveau ajouté au fait que les « émotions » ainsi provoquées ne sont pas moins « intentionnelles » que dans les circonstances normales est de nature à bouleverser la situation épistémologique antérieure. On ne peut plus soutenir que ces émotions sont de simples réactions comportementales ou viscérales à des stimuli de l’environnement (irritation, frustration, provocation, présence de la proie/ du prédateur, appréhension d’un danger, douleur). Même si le contexte social, la culture ambiante, le langage et les apprentissages exercent un rôle modulateur et régulateur sur la manifestation de ces émotions, celles-ci ne se laissent pas réduire à leur manifestation socialisée. Il doit exister « en nous » des pulsions instinctives d’agression ou de fuite que nous éprouvons comme des forces intérieures et qui se manifestent indirectement dans les conduites agressives ou anxieuses normales ou pathologiques. Ex. « la guerre », « le crime », « le terrorisme », « la peur du terrorisme » ne découlent pas uniquement de ces systèmes cérébraux. Même si l’idée d’une colère ou d’une peur « en soi » inscrite dans notre substance cérébrale par l’évolution et qui serait seulement activée, non causée, par les offenses ou les menaces d’autrui est à la limite de l’absurdité philosophique, il faut en peut-être passer par là pour une herméneutique plus puissante intégrant la leçon des neurosciences.     

VI. Des systèmes émotionnels dans le cerveau :

1.                  Les clivages traditionnels : supérieur – inférieur ; animal – humain ; comprendre – manipuler ; holisme – localisme ; hiérarchie – feedback ; centre – réseau, etc. ces clivages tendent à s’effacer devant une conscience accrue chez les chercheurs des progrès et des limites des connaissances et des techniques. Même si les instruments nécessitent la détermination d’un point d’application précis (site d’implantation des électrodes, récepteurs spécifiques des molécules de neuromédiateurs), les programmes de recherche actuels visent moins un centre de la colère ou de la peur que la mise en évidence de circuits sous-corticaux reliant en boucles interconnectées des noyaux du cerveau profond en des systèmes de traitement intégrés. Ces boucles, sous-jacentes à nos tendances instinctives sont ouvertes sur l’extérieur (les systèmes perceptifs) par leur insertion dans des circuits cortico-sous-corticaux dont dépend notre capacité de contrôle volontaire et d’élaboration des émotions par l’apprentissage. Ex. Nous pouvons choisir de nous mettre en colère, de ne pas céder à la peur, etc. (Socrate à son esclave : « Je t’aurais battu si tu ne m’avais pas mis en colère ! ») ; nous sommes révoltés par l’injustice ; nous sommes inquiets du lendemain.

2. Des systèmes distincts mais interconnectés pour les émotions négatives : Blair et al, Nature (1999): “The present study provides evidence of differential, but interlocking, neural responses to two ‘negative’ emotion expressions, sadness and anger. The neural response to sad facial expressions mirrors that to fearful expressions in that both activate the left amygdala. The neural response to angry facial expressions activates the right orbitofrontal cortex. Both sad and angry expressions activate the anterior cingulated and right temporal pole. The current evidence thus indicates that there is not a unitary system which responds to aversive stimuli but at least two systems which respond to different classes of aversive stimuli. One of these systems responds to facial stimuli (sad, fearful) involved in (social) aversive conditioning, while the second responds to anger and related stimuli which encourage behavioural extinction”.

Cortex orbito-frontal: évaluation (expectative/frustration): “Angry expressions curtail the behaviour of others in situations where social rules or expectations have been violated and, in this sense, they are effectively used to terminate the on-going behaviour of others (e.g. Averill, 1982). Angry expressions may thus serve as a cue for behavioural extinction/reversal learning. On this basis, it is plausible that the orbitofrontal cortex may mediate the neural response to angry expressions… We propose that the orbitofrontal cortex, when activated by anger expression stimuli, acts to suppress current behaviour either through an inhibition of current behavior or by activation of alternative behavioural responses.”

Gyrus Cingulaire antérieur: “Increasing sad and angry expressions co-activated the anterior cingulate cortex as well as producing differential responses in the amygdala and orbitofrontal cortex, respectively. This activation may reflect attentive processes. One finding perhaps favouring an attentional account is the specific activation with anger expressions. Angry expressions, and threatening stimuli, have been reported to command greater attentional resources than other expressions.”

Insula : convergence sensorielle (audition, douleur) ;

Amygdale : noyau médial (rage) ; n. central, n. latéral (peur): “The present findings therefore suggest that the amygdala might not simply be involved in the recognition of fearful expressions. The present findings are compatible with the notion that the amygdala responds to, at a minimum, sad and fearful expressions… In this study, we found no evidence that the amygdale responds to angry expressions.”

Hypothalamus : n. médial (homéostasie, peur) ; n. antéro-ventral (peur) ; n. ventro-latéral (agression) ;

Gris central périacqueductal : colère (n. dorsal), peur, douleur.

 

Publié dans philosophie

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