Qu'est-ce qui nous fait agir? (II)

Publié le par phenomenologica

IV. L’expression des émotions

1. Une grande confusion règne dans les esprits sur le rapport entre langage et émotions :

1.1. Abus général du verbe « s’exprimer » comme renvoyant tantôt à l’expression publique de l’intimité de la personne (le contraire de : pudeur / timidité / complexes…), tantôt à « l’expression des émotions » (froncement des sourcils, etc.), tantôt aux expressions du langage (parler de soi, se confier, avouer) : une gesticulation hystérique est encouragée comme manifestation naturelle de sentiments et comme plus significative qu’un énoncé.

1.2. Les émotions elles-mêmes sont souvent considérées comme « un langage » : confusion entre signe / symptôme / signal / communication / expression linguistique.

1.3. Dans l’état actuel des sciences cognitives on est passé d’un scepticisme systématique à l’égard des concepts du sens commun (« émotion », « sentiment »…) à un dogmatisme mentaliste qui pose un système neuronal pour chaque catégorie psychologique.

1.4. Les neurosciences localisent les systèmes émotionnels dans des circuits sous-corticaux communs aux mammifères, tandis que les systèmes responsables du langage sont exclusivement corticaux : difficulté pour l’articulation émotions – langage.

2. Première tentative de clarification : la théorie positiviste de la signification et la délimitation d’une « signification émotionnelle » (non cognitive).

2.1. L. Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus (1921) ; R. Carnap, Der logische Aufbau der Welt (1928); A. Tarski, Der Wahrheitsbegriff in den formalisierten Sprachen (1936). En rupture avec le psychologisme, les mots « n’expriment » pas ce que ressent le locuteur (ni ce qu’il « veut dire »); ils n’ont de signification que dans le contexte d’une phrase d’un langage donné ; cette signification = « les conditions de vérité », c-à-d. les situations du monde dans lesquelles les phrases où on les emploie sont vraies (ou sinon, fausses).

2.2. Un positivisme extrême (Carnap) a en un premier temps voulu retirer toute signification aux énoncés non réductibles à l’expression de leurs propres conditions de vérité. Les énoncés de la métaphysique (Heidegger, Hegel, Descartes), mais aussi de l’éthique et de l’esthétique étaient présumés dépourvus de signification. En un second temps, une place est faite pour une signification « non cognitive », c-à-d. sans prétention d’informer sur l’état du monde, mais seulement « d’exprimer » (sens poétique ou musical) la relation émotionnelle du locuteur au monde, son attitude à l’égard de la vie ou de la société.

2.3. Ch. Stevenson, Ethics and Language (1944). La signification émotionnelle réinsérée dans le contexte psychologique d’une théorie causale de la signification et encadrée par une propriété dispositionnelle : un signe possède une disposition à produire chez l’auditeur une réponse émotionnelle comme le café possède une propriété excitante.

Ex « Bon » – J’approuve ceci, faites comme moi ! ; « Nigger » – Negro, bah !

3. Seconde tentative de clarification : l’analyse du langage ordinaire contrôle grammatical du langage des « théoriciens » (philosophes et psychologues).

3.1. La méthode : L. Wittgenstein, Investigations philosophiques (1953).

Les perplexités des philosophes et les hypothèses des psychologues sur des causes mentales ou cérébrales sont imputables à une méconnaissance des règles subtiles de la grammaire du langage ordinaire. Leurs énoncés violent les distinctions de catégories des expressions et engendrent des mythes. Purement critique, le rôle du philosophe est de dissiper ces mythes en réinsérant les expressions trompeuses dans le contexte de leur « jeu de langage » dans la communication courante.
3.2. Application au langage psychologique sur les émotions. G. Ryle, The Concept of Mind (1949); A. Kenny, Action, Emotion and Will (1963):

En voulant faire entrer dans « leurs trous à pigeons » les expressions du mental tirées de la conversation, les psychologues ont confondu sous le terme « émotions » des catégories d’expressions hétérogènes :

(a) les expressions de « feelings » pour des sensations corporelles, sans rapport avec l’explication des conduites ;

(b) les explications de conduites par des « mobiles » (vanité, avarice, violon d’Ingres), propriétés dispositionnelles dont l’expression complète est une proposition conditionnelle ;

(c) les expressions pour « des agitations » (tendances + inhibitions) ;

(d) les expressions des « humeurs » (aspect atmosphérique, global).

Toutes ces expressions étant traitées sur le modèle (a), de simples modes de communication (dire sur le ton de la confidence : « Je me sens déprimé ») deviennent descriptions d’expériences privées uniquement accessibles à chacun dans son monde mental. Résultat : scepticisme quant aux prétentions scientifiques des psychologues. Leurs explications confondent les raisons avec des causes. Ils infiltrent des événements mentaux sous nos expressions de mobiles. Le philosophe ne fait pas d’hypothèses psychologiques. On ne voit même plus l’intérêt qu’il peut y avoir à une recherche de corrélats physiologiques aux nuances de la vie affective dégagées par la conversation pour ses propres besoins.

3.3.            Bennett & Hacker, Philosophical Foundations of Neuroscience, 2003: une critique conceptualiste des neurosciences fondée sur l’usage ordinaire du lexique des émotions. La théorie des ‘marqueurs somatiques’ de Damasio repose sur la confusion des émotions (1) avec les ‘agitations’, perturbations affectives et réactions somatiques qui accompagnent certaines émotions, mais pas toutes ;

(2) avec les états du cerveau causes inconscientes de la possibilité d’éprouver des émotions et non objets intentionnels de celles-ci : “Far from one’s emotions informing one about the state of one’s body, the state of one’s body informs one about one’s emotions.” La théorie des marqueurs somatiques commet l’erreur de retourner vers le corps du sujet l’orientation naturelle des émotions vers leur objet intentionnel. Une distorsion qui remonte à la théorie de James qu’il faut renverser : “one is indignant at A’s action because it is unjust, not because one flushes in anger when one hears of it”. 

4. Abordant le langage à partir de l’idéalité logique de la signification exprimée, Husserl a d’abord opposé expression linguistique et expression corporelle, une opposition sur laquelle il devait revenir ultérieurement et qu’il a remplacée par une continuité fondatrice entre les deux modes de l’expression : „Zu betonen ist, dass auch die so genannten unwillkürlichen „Ausdrücke“ unserer Seelenlebens, wie Mienenspiel und Geste, zur ausgeschlossenen Sphäre gehören, obwohl die gewöhnliche Rede es bei ihnen wie bei den sprachlichen Ausdrücken zu sagen gestattet, dass ihre Bedeutung verstanden ist.“ (Bedeutungslehre 1908) „Für Sehende, für Hörende, Sprechende sind die Worte „Ausdrücke“, sind die Leiber Ausdrücke, die einen für Mitteilungen an andere Menschen, die anderen als Ausdrücke vom Dasein von Personen. Wortausdrücke setzt im Ausgedrückten Menschen als ausgeredete und nicht nur redende. Der erste und einfachste Ausdruck ist der des leiblichen Aussehens als Menschenleib, er setzt natürlich „Sehende“ und verstehende voraus. “ (Phänomenologie der Intersubjektivität III 1935)

Husserl s’avançait ainsi vers une conception incarnée du langage soulignée par Merleau-Ponty : (Signes 1960) MP met en contraste les deux points de vue : (1) le point de vue d’une « conscience constituante universelle et intemporelle » qu’il estime avoir été celui de la science eidétique des essences idéales de la signification comme normes a priori pour tout langage (Log. Untersuchungen IV, 1901)

(2) le point de vue proprement phénoménologique des textes tardifs où :

« …le langage apparaît comme le corps de la pensée pour le sujet parlant qui use de sa langue comme d’un moyen de communication avec une communauté vivante… ».

Le dépassement du solipsisme qui posait la communication comme inessentielle à la pensée a promu l’expression corporelle au statut de  l’expression linguistique. La fondation de l’expérience subjective sur l’intersubjectivité implique la fondation de l’expression sur la communication. La constitution du Lebenswelt est une cofondation intersubjective du monde de vie quotidien des personnes en communauté. Ces personnes ‘constituent’ (donnent sens à) leur monde de vie par le fait qu’elles perçoivent, interagissent et communiquent par la parole en mettant en œuvre les capacités donatrices de sens de leurs corps.

L’expérience subjective du corps propre et son extension grâce à l’expérience intropathique du corps d’autrui contribuent à donner du sens aux choses par le recrutement des différents systèmes kinesthésiques : des mouvements oculaires, des mouvements manuels, de la locomotion. Cette mise à profit des ressources constituantes du système kinesthésique procède d’une évolution de la pensée de Husserl qui comporte également le dépassement de l’opposition entre l’activité du vouloir et la passivité du désir. Un progrès décisif pour penser la continuité dynamique de la motivation reliant la pulsion inconsciente, mais déjà intentionnellement orientée (il admet une Triebintentionalität), aux mobiles pleinement conscients de l’action.

MS D10II (1932) : la description de l’entrelacs de passivité et d’activité dans l’acquisition du contrôle du système kinesthésique dans la gesticulation du bébé.

MS C16IV (1932) : la description de l’entrelacs d’affection et d’action dans l’expérience de l’attention attirée par un objet attirant ou repoussant préalablement à l’orientation active du sujet vers l’objet de perception :

„Dann ist natürlich zwischen Begehren und Wollen kein Unterschied zu machen und auch kein Unterschied zu verstehen zwischen Wollen überhaupt und Handeln (3).“

Une pareille évolution vers l’incarnation du sens pose les fondations d’une phénoménologie du corps ouverte au dialogue avec les neurosciences.

5.                  Le philosophe doit avant tout ne pas passer à côté de l’état des questions, celles au moins qu’il prétend se poser à lui-même. Or, la situation contemporaine est l’avènement des « neurosciences affectives » qui replacent sur le terrain positif la traditionnelle question des « passions de l’âme ». Les nouvelles connaissances sur l’architecture fonctionnelle du cerveau des mammifères justifient un réemploi rigoureux d’une partie du vocabulaire mental comme référant non seulement à des aspects du comportement ou du contexte interactionnel, mais à « des réalités internes » : il existe quelque chose de tel que la tristesse ou la joie, la colère ou la peur. Certains états physiologiques de l’organisme déterminés par des conditions biochimiques spécifiques du cerveau (système limbique). La question est posée de savoir quels autres mots ou concepts peuvent étiqueter les systèmes émotionnels progressivement dégagés par l’investigation du cerveau. Et quelles règles président à la combinaison des émotions de base en émotions plus complexes (sentiments). Est-ce que la transposition à l’homme des données acquises sur le cerveau des animaux dépourvus de langage est légitime ? Changement qualitatif de la vie émotionnelle du fait du langage. Chez le rat : la peur (freezing). Chez le poussin : la confiance (il s’endort dans la main). Mais les nuances du sentiment seulement chez l’homme, parce qu’impossibles sans le langage qui rend possible l’élargissement de l’horizon cognitif au-delà des limites du contexte immédiat : peur, appréhension, anxiété, terreur, inquiétudes à propos de la crise financière, de la sécurité des centrales atomiques, du réchauffement de la planète, etc. La jalousie d’Othello suscitée par les allégations mensongères de Iago relatives à un amour présumé de Desdémone pour Cassio.  

6. Plaidoyer pour les neurosciences : Les objections des philosophes reposent sur une évaluation a priori ou traditionnelle des limites de la recherche empirique sur les émotions. Or, ces limitations présumées sont peut-être arbitraires : les a priori et la tradition ne tiennent pas face à la puissance de l’empirie. Les neurosciences peuvent aussi se montrer capables de ne pas ramener les émotions à la sensation ; elles peuvent ne pas confondre les diverses catégories d’émotions ; elles peuvent tenter de mesurer les variations de l’humeur, etc.

1.                  L’anxiété se distingue de la peur : un grand bruit fait peur – mais on est anxieux par anticipation d’un événement déplaisant. Le fait que l’événement n’a pas encore eu lieu n’empêche pas qu’on éprouve quelque chose de bien réel. Une étude (PET) a mesuré chez des sujets qui s’attendent à un choc électrique aux doigts les variations du flux sanguin dans le cortex préfrontal médian (MPFC). Le MPFC est une aire d’intégration entre les effets moteurs et viscéraux de l’émotion et l’information sensorielle sur le milieu interne ou externe. On sait que des tâches cognitives induisent une diminution du flux sanguin dans le MPFC. On observe que la diminution est inversement proportionnelle à l’intensité de l’anxiété du sujet (autoévaluation + rythme cardiaque). L’anxiété est ainsi caractérisée comme un équilibre entre émotion et cognition. Plus précisément entre l’activité de base du cerveau, une activation par la représentation de la douleur et une inhibition active par l’attention au stimulus. Réduction d’activité du MPFC par la dopamine sécrétée par l’amygdale en condition de stress. (M. Raichle et al. PNAS 2001)

2.                  Une menace lointaine n’a pas le même impact qu’un danger tout proche. On a identifié un changement d’état cérébral corrélatif chez des sujets à qui on montre un labyrinthe où ils sont représentés par un triangle bleu et sont poursuivis par un prédateur (point gris qui devient rouge). Déplacement d’activation du C préfrontal ventromédian (PFC) vers le noyau gris périaqueducal (PAG). Transition de la planification des tactiques possibles d’évitement au déclenchement des réflexes (fuite/agression) lorsqu’il n’y a plus d’échappatoire possible. (Frith et al. Science 2007)

3.                  La douleur implique une sensation, mais pas la peine qu’on a par empathie pour la douleur d’autrui : cette différence entre la sensation douloureuse et l’empathie n’est pas inaccessible aux neurosciences. On a comparé la réaction cérébrale de sujets soumis à une stimulation douloureuse avec leur réaction à l’observation de l’application d’une stimulation douloureuse à leur partenaire. La ‘matrice de la douleur’ inclut : C. somatosensoriel SI-II, Insula, cingulaire antérieur ACC, cervelet et aire motrice supplémentaire SMA. La participation à la douleur d’autrui par empathie active une partie seulement de la matrice de la douleur : ACC, Insula, cervelet, mais pas SI-II ni SMA. Les qualités affective et intéroceptive de la douleur sont dissociées de ses dimensions extéroceptive et motrice. ACC + Insula = base neurale de l’empathie avec la douleur d’autrui (Singer, Frith et al. Science 2004). 

4.                  Les variations de l’humeur au cours de la journée peuvent paraître typiquement non quantifiables. On se lève de bonne humeur et cela tend à se gâter par la suite. Le corpus des millions de messages émis sur un des média sociaux en ligne (Twitter) en 2008-2009 a été soumis à une analyse de texte automatique dénombrant les occurrences des mots anglais pour les affects positifs (PA) ou négatifs (NA). Résultat : constance de la forme de la courbe représentative des variations quotidiennes de l’humeur au cours de la semaine dans le monde entier : PA, pic le matin et vers minuit, niveau plus élevé samedi et dimanche qu’en semaine ; NA plus bas le matin, croissant au cours de la journée. L’absence de corrélation des deux courbes prouve que les sentiments positifs et négatifs ne sont pas les termes opposés d’un continuum mais deux dimensions distinctes de la vie affective. Influence conjuguée de l’horloge biologique, du sommeil et du stress lié au travail.

7. La stratégie de dissipation des mythes ou illusions du langage ne suffit plus. Elle présupposait la vanité des recherches d’une science spécialisée dans laquelle le philosophe aurait décidé d’avance qu’il n’a pas à s’impliquer. Prétention indéfendable pour « l’amateur du savoir ». Le philosophe du langage doit profiter de l’occasion pour retrouver le sens ontologique fort d’expressions que son analyse des « jeux de langage » avait privées de référents. Les mystères de la signification d’expressions verbales pour les émotions ne risquent rien à un dialogue avec les neurosciences. Au contraire, la contribution du philosophe ne peut qu’aider à éclairer l’interface entre les concepts de la pensée commune et les circuits cérébraux dont l’activation sous-tend la signification sémantique et pragmatique du langage émotionnel. Ex. La métaphore recrute les circuits de l’expérience corporelle. Le grand défi : la constitution d’une nouvelle « philosophie de l’esprit » (non limitée à la théorie des représentations mentales de la psychologie cognitive) qui rétablirait (ou au moins discuterait) la continuité entre niveaux : (1) mécanismes biologiques (chimiques, électriques, physiologiques) ; (2) comportement ; (3) psychologie (affectivité, langage, conscience).  

V. La reconnaissance d’autrui

(1) l’évidence du sens commun qu’autrui n’est pas une simple chose et que (sauf anomalie) notre comportement (cognitif ou pratique) à l’égard d’autrui diffère radicalement de notre comportement à l’égard de toutes les autres choses ;

(2) l’exigence rationnelle de l’épistémologie philosophique qui veut que tout objet de connaissance possible se ramène à une source de connaissance commune c-à-d. une source qui ne suppose aucun pouvoir mystérieux ou transcendant de l’esprit humain. 

A. Essai de classification préliminaire des sources de connaissance :

1. Souligner la pluralité des modes possibles de connaissance et la pluralité des dimensions dans lesquelles on peut envisager leur classement. Connaissance empirique – connaissance a priori. Connaissance externe – connaissance immanente. Connaissance discursive – connaissance intuitive. Connaissance inductive – connaissance déductive. Perception naturelle – construction scientifique. Connaissance rationnelle – illumination mystique.

2. Les sources ou conditions de possibilité de la connaissance en l’homme : Les sens : sens externe – sens interne. L’intelligence, capacité de synthèse du divers sensoriel sous l’unité du concept, mise en rapport du sujet avec l’objet externe grâce à la référence du jugement au vrai. La question d’une autre modalité d’accès à autrui : directe, interne, holistique.

3. Aporie : si l’on écarte l’idée contraire à l’intuition qu’il faudrait être gratifié d’une vision mystique (ou d’une autre source irrationnelle de connaissance) pour pouvoir reconnaître autrui, on devra se rabattre sur l’épistémologie conventionnelle. Seulement cette épistémologie n’accorde à autrui aucune place privilégiée par rapport aux objets ordinaires.
B.
Quelques doctrines de la tradition philosophique : Bergson : parallèlement à l’intelligence orientée vers la vie pratique et la transformation technologique de la matière inerte, nous possédons en tant que vivant une faculté d’intuition métaphysique qui nous donne un mode d’accès immanent à toute forme de vie. Lipps : l’Einfühlung, imitation intérieure des mouvements, attitudes et dispositions d’autrui, mais aussi des œuvres d’art, statues, édifices, et des éléments du paysage. Scheler : l’Einsfühlung, forme supérieure de la sympathie : fusion affective. Une variété de formes essentiellement distinctes qui se prêtent à la classification. Et qu’il ne faut pas confondre sous une tendance générale à l’imitation qui ne concerne que la contagion affective. Certaines formes proches du jugement, d’autres du revivre un vécu. Husserl : l’Intersubjectivité ne se réduit pas à l’Einfühlung.

C. Fondements psychophysiologiques d’une connaissance d’autrui :

1. Rappel sur les (différents ?) systèmes résonnants à la base de la perception des actions, des émotions, de la douleur, mais aussi de l’imitation, de l’apprentissage, de la communication, etc. Les neurosciences proposent l’hypothèse d’un mécanisme sous-jacent à l’empathie : à la compréhension des émotions d’autrui et pas seulement des actions d’autrui. Une théorie de l’émotion à base motrice. (1) Le C temporal sup et C frontal inf impliqués dans la représentation d’actions étrangères (2) L’Insula relais entre représentation de l’action et l’émotion (système limbique : Amygdale). Dans l’empathie la représentation de l’action informe l’émotion. Emotions présentées (expressions faciales) : joie, tristesse, colère, étonnement, dégoût, peur. Sj doivent observer /simuler intérieurement l’émotion. fMRI : un même réseau activé (incluant le système miroir = C moteur et prémoteur de la bouche) quand les sujets imitent des émotions mais aussi quand ils observent simplement des émotions. Mais activation plus forte de l’ensemble du réseau (Amygdale comprise) en condition d’imitation active. Preuve que la représentation de l’action joue un rôle médiateur entre S moteur et S limbique dans la reconnaissance de l’émotion d’autrui. Pour avoir de l’empathie pour autrui il faut imiter intérieurement les actions associées aux émotions observées. Cette étude focalisée sur l’imitation ne distingue pas entre les diverses catégories d’émotions (Iacoboni PNAS 2003).

2. Est-ce que l’empathie est une pure projection de soi sur l’autre ? Qu’en est-il de l’empathie réciproque ? Les corrélats cérébraux du fait d’être l’objet des émotions d’autrui (condition dénotée par le contact visuel). La direction du regard nous informe sur l’orientation de l’attention d’autrui et sur ses dispositions affectives ou intentions à notre égard. Emotions : joie / colère. Tâche : attribuer des intentions amicales / hostiles à des acteurs qui regardent ou ne regardent pas le sujet.  Activation des régions impliquées dans les émotions par l’attribution d’émotions (C Préfrontal dorsomédian, G Temporal sup, pôle temporal, G cingulaire antérieur, C orbitofrontal médian) ; G Temporal antérieur sup D (STGa) différentiellement activé par le contact visuel. Influence significative d’un regard direct sur les régions activées par la perception et l’attribution d’émotions. STS activé par la perception des yeux. Recrutement d’un processus (circuit) spécialisé par l’implication personnelle du sujet comme objet de l’émotion d’autrui. Paradigme de la Theory of Mind : la cognition sociale repose sur l’inférence des états mentaux d’autrui sous-tendue par un réseau (ou un module) incluant le C Préfrontal dorso-médian, siège de modèles mentaux des personnes. Lorsque l’observateur est la cible du regard de l’acteur observé une relation bidirectionnelle s’établit entre les deux. Les chercheurs avancent que cette relation est la relation intentionnelle à la 2e personne. STGa serait un composant du module de la ToM. La base de la réception dans la communication des émotions (Perrett, Baron-Cohen, Decety Neuropsychologia 2003).

3.                  Si l’empathie est considérée comme le modèle de la conduite sociale, est-ce que les conduites asociales peuvent s’expliquer par le dysfonctionnement du système cérébral de l’empathie qui rendrait le sujet incapable de perception des émotions d’autrui ? fMRI : On a comparé les aptitudes à la reconnaissance de la peur sur des visages chez des délinquants psychopathes ou autistes soumis à une expertise psychiatrique (systématique dans le système pénal en Suède). Les deux populations sont connues pour leur handicap à la reconnaissance de l’expression faciale des émotions. Activation plus forte de l’Amygdale, de l’Hippocampe et du Cingulaire médian chez les délinquants. Cingulaire antérieur et Insula (G) plus activés chez les psychopathes ; Cingulaire (G), Insula (D) et G Fusiforme (G) plus activés chez les autistes. L’hyperactivation de l’Amygdale reflèterait un déséquilibre chez les délinquants entre le système limbique des émotions et le système frontal du contrôle. Autre alternative : une plus grande ambiguïté des expressions d’émotions qui nécessiterait plus de travail cognitif pour leur interprétation. La différence des réseaux de l’émotion activés chez les psychopathes et chez les autistes est rapportée à une atteinte différente des deux types d’empathie : l’empathie cognitive (ToM) chez les autistes, l’empathie affective chez les psychopathes (Howner et al. JBBS 2011). 

4.  Ne pas oublier l’ignorance actuelle concernant le mode d’intégration de ces différents réseaux dans l’unité harmonieuse d’une quelconque conduite interactionnelle : un dialogue, p. ex. Et la grande distance entre ces mécanismes élémentaires et locaux et la moindre institution sociale (Reinach : l’acte social, Austin : speech acts, Wittgenstein : Sprachspiel). Souligner que la relation ne peut pas être aussi simple que la vulgarisation scientifique le présume (neurones miroir → empathie →société) en raison de la relativité des données empiriques – dans leur interprétation mais aussi dès leur construction – à des présupposés théoriques (ou préjugés idéologiques) et du conflit entre la conception dominante en théorie de la cognition (cerveau-machine computationnelle, représentation mentale, philosophy of mind de la philosophie analytique, théorie de l’esprit des psychologues cognitivistes) et une conception phénoménologiquement compatible des bases de la reconnaissance d’autrui : solipsisme insurmontable de la conception représentationnelle de la connaissance d’autrui qui tend à inclure autrui dans le cerveau, lui-même fermé sur ses représentations internes. Solution : tirer parti du pluralisme actuel des théories physiques (relativiste, quantique, systèmes dynamiques) qui bloque toute entreprise de réduction physicaliste à un seul et unique mode d’explication du vivant et de l’interaction entre vivants à des causalités linéaires locales entre éléments simples tenant lieu de base absolue. Rappeler le pluralisme des niveaux d’organisation du vivant et la circularité des circuits de détermination entre ces niveaux. Ouverture de la recherche fondamentale à l’idée d’émergence liée à la complexité.

Conclusion : Nous avons certainement dans notre reconnaissance normale d’autrui un témoignage de la contribution de sources de connaissances irréductibles à la capacité limitée que nous supposent les doctrines actuelles de la cognition. Ces doctrines restent tributaires d’une conception étroite et dépassée de la stimulation passive, du déterminisme causal et du traitement computationnel de l’information. Leur substitution en cours en sciences fondamentales ouvre la voie à une conception moins étriquée de la connaissance d’autrui.    

 

Publié dans philosophie

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