Cours : De l'expérience: phénoménologie, épistémologie, neuroscience

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PHI 10 E – Philosophie générale

De l'expérience : phénoménologie, épistémologie, neuroscience.

Nous croyons à l'existence de lois que nous ignorons et fondons couramment là-dessus nos décisions et actions dans la vie quotidienne. Les régularités apparentes de l'expérience passée sont systématiquement projetées sur le cours des choses à venir comme si la possibilité de l'inédit – heureuse surprise, déception ou désillusion – ne faisait pas partie de l'expérience courante au même titre que la confirmation de nos expectatives. Dans la perception, le flux ultérieur des entrées sensorielles est anticipé sur la base des invariants ou constances du flux antérieur. Dans les sciences de la nature comme en sciences humaines, on appelle souvent "hypothèse" le simple prolongement des courbes représentatives des variations déjà enregistrées des phénomènes. Et dans le substrat cérébral de la cognition, il semble que les cellules nerveuses individuelles et les réseaux neuronaux fonctionnent comme détecteurs d'invariants, comme prédicteurs du futur sur le modèle des événements passés. D'où vient ce privilège de l'harmonie par rapport à la dissonance qu'on retrouve à tous les niveaux ?

Bibliographie:

A. Berthoz et J.-L. Petit :

      Phénoménologie et physiologie de l'action. Odile Jacob, Paris, 2006.

D. Hume :

      A Treatise of Human Nature. Clarendon, Oxford, 1968.

E. Husserl :

      Expérience et jugement. Presses Universitaires de France, Paris, 1991.

E. Husserl :

      Die Lebenswelt. Auslegungen der Vorgegebenen Welt und ihrer Konstitution. Texte aus dem Nachlass (1916-1937), Husserliana XXXIX, Springer, Dordrecht, 2008.

C.S. Pierce :

      Collected Papers, Harvard University Press, Cambridge (Mass.), 1958.

K. Popper :

      La logique de la découverte scientifique. Payot, Paris, 1973.

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Introduction

L’expérience est une notion déconcertante parce qu’elle comporte un contraste majeur : d’un côté elle est ouverture à la nouveauté, d’un autre côté elle est stabilisation, acquisition, profit, progrès. La nouveauté, c’est l’inédit, la surprise. L’événement qui sort de la routine, qui vous prend au dépourvu, face à quoi on peut être dangereusement désemparé. On songera à l’inondation soudaine d’une zone d’habitation avec les dégâts matériels et les pertes en vies humaines que cela occasionne. Mais la nouveauté moins apparente qui bouleverse les habitudes de pensée, brise les catégories de la connaissance, rend obsolètes les paradigmes scientifiques, provoque des changements pas moins catastrophiques. On peut entrevoir là une permanente source d’angoisse pour l’homme : la perspective de se retrouver face à l’inconnu radical, sans moyens d’action efficaces ni ressources cognitives adéquates. Une fois qu’on est engagé sur cette pente, on perd de vue l’autre face de cette figure de Janus qu’est l’expérience. Et cependant, particulièrement aujourd’hui, nous n’en sommes plus à devoir faire appel à la sagesse populaire et sa déprimante expérience qui, dit-on, « vient seulement avec les années ». Le succès ininterrompu des sciences expérimentales et de la technologie tend à ramener toute la connaissance à la seule connaissance par expérience. Le clivage qui s’était créé à une autre époque entre une Raison abstraite et dominante et une empirie subordonnée, confinée dans un rôle mineur de répondant aux questions de cette Raison, s’est apparemment refermé. À rebours de nos habitudes kantiennes, il faut ou renoncer complètement à l’a priori, ou débusquer un a priori caché dans l’a posteriori, du rationnel immanent à l’empirique. Or, là précisément est la difficulté : l’expérience a beau s’est muée en expérimentation et s’être retranchée derrière les hautes murailles de la technologie, elle n’est pas moins le lieu de confrontation de la norme avec l’événement, du connu avec l’inconnu, de la rationalité avec le hasard. Et d’une pareille confrontation il n’existe pas de Logique, pas de Méthode, pas de Stratégie qui puisse fixer les règles. Sous une forme peut-être plus précise que dans la vie quotidienne, mais pas fondamentalement différente, la science repose à son niveau l’éternel problème de la perception. Tout discours savant (ou présumé tel) sur l’existence d’un Monde extérieur et des choses physiques autour de soi est pure diversion pour un organisme percevant. La tâche qui s’impose à cet organisme avec la force d’une contrainte de survie est plutôt celle de dégager à même le flux de ses entrées sensorielles des différentes modalités : visuelle, auditive, tactile, etc. – ses uniques sources d’information – des configurations de qualités suffisamment stables pour qu’elles puissent tenir lieu pour lui d’entités durables, sinon permanentes, dans son environnement. La métaphore facile du dégagement ou de l’extraction qui fait penser l’expérience comme un fleuve charriant des objets que la perception récupérerait comme avec un filet de pêche ou un filon dans une mine dont il faudrait extraire le minerai, est trompeuse. Une autre métaphore, celle du pari, de la conjecture, de l’hypothèse, nous aiderait à évacuer de l’expérience ce présupposé de choses préconstituées de façon à mettre en valeur la part de la spontanéité du percevant dans la perception. Mais, on n’échappe pas si vite au piège des métaphores. Il apparaît que le choc de la nouveauté n’est pas aussi directement assumé qu’on pourrait croire par le sujet percevant en personne, à l’aide de ses seules ressources d’organisation rationnelle du Monde : percepts, concepts, jugement, etc. Dès le niveau du vécu corporel, et au-delà le niveau anatomique et fonctionnel de l’élaboration des informations cognitives dans le cerveau est à l’œuvre un processus couramment décrit en ces mêmes termes de pari, conjecture ou hypothèse. De sorte que toute la transaction appelée « expérience » entre l’inédit et le connu se jouerait à la fois en chacun de nous (à notre insu) et en dehors de nous (dans les équipes de recherche des laboratoires) sans que soit plus nulle part repérable la place de celui à qui cette expérience était autrefois rapportée comme sujet. Qui sommes-nous donc nous-mêmes, à la jonction du hasard de l’événement qui nous menace et d’une rationalité qui nous dépasse ? Une nouvelle philosophie de l’expérience apportera peut-être une réponse.

I. Expérience antéprédicative et induction

            Une division du travail intellectuel a été mise en place au début du siècle dernier. On peut la faire remonter à la naissance de la logique aussi bien qu’à la naissance de la psychologie. Pour le dire simplement : à la logique et aux sciences formelles devait appartenir tout ce qui est explicitement exprimé ou exprimable dans une langue parfaite idéale ; à la psychologie et aux sciences empiriques devait être renvoyé tout le domaine des processus formateurs plus ou moins obscurs sous-jacents à l’expression explicite. Une telle répartition des rôles exerçait sur le philosophe une influence déterminante. Il était fortement dissuadé de s’intéresser au mouvement par lequel une expérience muette encore va s’élever à l’expression claire d’un sens qui l’oriente implicitement. Adoptant sans discussion cette mise aux normes du travail intellectuel, la philosophie analytique s’est rapidement professionnalisée en en retirant le prestige académique afférant à ce nouveau statut institutionnel. La phénoménologie, quant à elle, se singularisait par le refus d’une telle spécialisation. L’expérience ne se laisse pas réduire à la partie qui en est clairement formulable dans un énoncé univoque et explicite. Idéalement : un énoncé propositionnel, c’est-à-dire qui ne dit rien de plus, ni rien de moins, que les conditions précises dont la réalisation le rendrait intemporellement vrai. Sans vouloir disputer sa supériorité à l’idéal du jugement pour l’expression des connaissances et leur bonne intégration en un système universel des sciences, le phénoménologue s’avoue plus curieux des événements, des processus et autres mouvements divers qu’il croit pouvoir discerner dans le progrès de l’expérience vers son expression prédicative. La phénoménologie a ainsi marqué sa différence d’avec la philosophie analytique en maintenant son intérêt pour l’expérience entière, y compris sa partie antéprédicative. Ce choix, ou plutôt cette résistance à l’injonction de faire un choix, a été payé au prix fort : en particulier une indéfinition du domaine de la phénoménologie et le déficit de respectabilité scientifique qu’entraîne le fait de ne pas pouvoir désigner son objet d’étude spécifique parmi les autres secteurs du savoir. En revanche, ce qui n’a pas été encore bien aperçu, c’est l’avantage que se procurait potentiellement une approche phénoménologique de l’expérience antéprédicative par rapport à une analyse logique des jugements. Sans sortir des généralités, on peut dire que le fait de s’en tenir à ce qui est explicitement ou exhaustivement exprimé dans la connaissance implique un certain consentement à la stérilité. En ce qui concerne le jugement prédicatif, Kant avait nommé ‘analytique’ le fait qu’il n’augmente pas le concept du sujet dans la mesure où le prédicat est contenu dans l’extension du sujet. Ce qui pose immédiatement la question de la possibilité des jugements qui nous apportent une connaissance, comme ceux des sciences empiriques. Frege n’avait pas manqué d’étendre le domaine analytique de manière à y inclure les jugements mathématiques. Plus exactement, les équations arithmétiques considérées comme synthétiques par Kant, caractère synthétique que Frege lui concède pour les formules géométriques. La connaissance exprimée par ces jugements augmente notre information dans la mesure où ils ne sont pas seulement des tautologies (a = a), mais peuvent être de la forme a = b. Toutefois, les propositions mathématiques possédant une validité a priori, on doit pouvoir les démontrer par les seules lois de la logique générale, sans avoir à s’informer sur un domaine particulier. Restait donc en suspens le cas des connaissances de la forme a = b dont la vérité repose sur l’investigation empirique. Frege avait bien ouvert une piste, mais aussitôt refermée. Il suggérait d’interpréter la différence entre ‘a’ et ‘b’ comme une différence non des signes, ni des objets désignés, mais plutôt comme une différence dans le mode de donation de l’objet désigné, ou sens des signes (Sinn et non Bedeutung). Malheureusement, ses exemples favoris : ‘l’étoile du matin’ – ‘l’étoile du soir’ ramenaient l’attention vers de triviales méprises où un même objet est connu sous deux noms distincts. Or, si l’expérience, comme recherche dans des domaines particuliers, peut à bon droit être considérée comme mode de donation des objets, elle ne se limite pas à leur coller une étiquette. Il y a bien d’autres types de découvertes que celui qui consiste à identifier un objet sous deux noms. De même, le sens comme mouvement d’accès aux objets d’expérience ne se réduit pas à une propriété des signes dont il a été convenu qu’on désignera ces objets. L’antéprédicatif recouvre le processus complet de donation des objets de connaissance dans l’expérience. Orientant l’examen vers les origines du jugement dans la donation perceptive des objets, la phénoménologie se plaçait en meilleure position que la logique pour l’abordage du problème de l’induction sous sa forme la plus générale, non seulement en science, mais dans l’expérience quotidienne.  

II. Le problème de l’induction

(1)            Classiquement, on appelle induction toute inférence allant d’une suite d’observations faites par le passé à une affirmation portant sur l’avenir ou encore à une affirmation de validité illimitée. Les observations de base de l’inférence s’expriment dans une suite correspondante d’énoncés propositionnels particuliers. La conclusion est une proposition universellement quantifiée ou, tout au moins, une proposition renvoyant à une classe d’événements plus étendue que celle à laquelle renvoient les propositions de base.

Ex : « Ce corbeau-ci est noir », « Cet autre corbeau-là est noir », etc. Conclusion : « Tous les corbeaux sont noirs ». La forme abstraite de cet enchaînement de propositions n’est pas de nature à garantir sa validité  au strict point de vue logique :

P(a) & P(b) & P(c) &… Þ "x P(x) ;   

P(a) / "x P(x) ;   $x P(x) / "x P(x)

―Rien n’exclut qu’on rencontre un jour un exemplaire de corbeau non noir. En fait, l’énoncé traditionnel sur les corbeaux noirs n’est pas seulement logiquement invalide, mais encore empiriquement faux, puisque j’ai personnellement pu observer – dans un parc à Istanbul – des corbeaux bicolores, noir et blanc.

(2)            Le problème de Hume : Traité de la nature humaine (1740), Livre I. Sur l’entendement, IIIe Partie. Sur la connaissance et la probabilité. Hume construit son argument sur la base de deux distinctions fondamentales.

(a)            La distinction entre relations d’idées et relations tirées de l’expérience. Les relations d’idées dépendent entièrement des idées. Elles sont invariables parce qu’elles tiennent à l’identité des choses en question. On peut en avoir une connaissance certaine en considérant seulement l’idée d’une chose.

Ex : En concevant un triangle on conçoit aussi que ses 3 angles intérieurs sont égaux à deux droits. Malgré qu’il cite cet exemple de géométrie, Hume la conçoit comme une science des figures de l’intuition sensible, et par là incapable d’exactitude.

Il fait surtout confiance à l’arithmétique et à l’algèbre comme sciences capables de nous garantir la certitude dans des suites de raisonnements complexes. Au contraire, les relations tirées de l’expérience dépendent d’accidents imprévisibles à partir de la seule considération des choses. Elles peuvent varier sans que cela entraîne un changement dans les choses.

Ex : la distance entre deux objets change quand on les change de place sans changer les objets eux-mêmes.

(b)            Au sein des relations tirées de l’expérience on retrouve une distinction analogue. D’un côté, les relations fondées sur la perception où l’esprit ne va pas au-delà de ce qui est immédiatement présent aux sens.
Ex : l’identité d’un objet de perception ; le fait que deux objets sont contigus ou distants.
De l’autre, une relation qui nous amène à sortir des limites de ce qui se présente aux sens : la relation de causalité. Grâce à elle nous inférons à partir d’un objet donné l’existence d’un autre objet qui l’a précédé (la cause) ou qui le suivra (l’effet). D’après Hume tout raisonnement empirique dépassant la perception immédiate repose sur la relation de causalité. Il suggère même avec une certaine inconsistance que les autres relations tirées de l’expérience reposent aussi sur elle, en particulier l’identité d’une chose à travers le temps. La question est de savoir sur quoi cette relation se fonde (si toutefois elle possède un fondement).

(c)             Hume examine les fondements du principe de causalité : « Tout ce qui commence d’exister doit avoir une cause d’existence ». Ce principe n’a pas valeur de certitude démonstrative. Il s’appuie pour l’affirmer sur la possibilité de penser séparément les idées des choses distinctes. Si l’existence d’une chose impliquait l’existence d’une autre chose il devrait être impossible de concevoir l’une sans concevoir l’autre. Or, il n’y a rien de plus dans l’idée de l’existence d’une chose que l’idée de cette chose. (Origine probable de l’argument des 100 thalers de Kant). Et nous pouvons penser séparément les idées distinctes. Conclusion : Si l’inférence causale n’est pas un raisonnement, elle doit reposer sur l’expérience. Est-ce que l’expérience contient une connexion nécessaire qui rende compte du « doit avoir une cause (un effet) » ? Hume discute la constante conjonction des objets d’une certaine espèce et des objets d’une certaine autre espèce dans toutes les instances de l’expérience passée. Ex : toutes les fois qu’on a vu une flamme on a eu une sensation de chaleur. Mais, la première fois cette connexion se ramène à la contiguïté et la succession de deux choses. Or une unique coïncidence peut être fortuite et ne suffit pas à établir un lien causal. Et la répétition, par définition, n’apporte rien de nouveau. D’où l’expérience tire-t-elle donc cette idée de constante conjonction ?

(d)            Elle ne provient pas d’un raisonnement démonstratif. La croyance que les choses dont on n’a aucune expérience ressembleront à celles dont on a l’expérience repose sur le principe de l’uniformité du cours de la nature. Or, nous pouvons concevoir la possibilité d’un changement du cours de la nature. Cette idée n’a rien de contradictoire. Reformulation : soit P la conjonction de tous les jugements empiriques vrais passés, Q un jugement sur un fait futur dont on ignore la valeur de vérité et P Þ Q une inférence non déductive du passé au futur. Une inférence déductive est une inférence telle qu’en aucun monde possible sa prémisse est vraie et sa conclusion fausse. Donc P Þ Q est une inférence telle qu’il y a au moins un monde, p. ex. le monde actuel, où P vrai et Q faux.

(e)             Elle ne provient pas d’un raisonnement probabiliste. La fréquence de l’observation d’événements semblables par le passé renforce notre disposition à croire qu’ils vont se répéter tandis que l’occurrence d’événements contraires la diminue. Ex : on a observé que 19 bateaux sur 20 revenaient au port et on prévoit la perte d’un bateau au moment où 20 quittent le port. Cet équilibre est purement subjectif et ne donne aucune raison de tirer une conclusion au-delà des cas dont on a eu l’expérience parce qu’il ne concerne pas les choses elles-mêmes.

(f)              Une fois évacuée toute possibilité de connexion rationnelle pour fonder l’inférence causale, Hume se rabat en désespoir de cause sur le fait brut de la nature de l’esprit humain qui comporte l’association des idées, une relation « naturelle et non philosophique ». L’inférence de la présentation d’une chose à l’existence d’une autre chose comme cause ou effet n’est jamais fondée sur l’existence d’une connexion réelle entre ces choses elles-mêmes. Elle manifeste seulement l’influence de la coutume sur notre imagination.
Ex : le voyageur qui s’arrête au bord d’une rivière qui passe en travers de sa route n’a pas à réfléchir pour prévoir les conséquences pour lui s’il faisait un pas de plus.   

III. Induction originaire et anticipation perceptive

Est-ce que les mystères du fondement rationnel de l’induction comprise comme type général des jugements d’expérience et de science sera éclairci en étant reposé au plan des conditions antéprédicatives du jugement ? Telle est l’hypothèse de travail de ce cours. Elle m’est suggérée par un texte des œuvres posthumes de Husserl au vol. 39 des Husserliana : Die Lebenswelt, N°15 Horizontmeinung und ursprüngliche Induktion. Der Welthorizont als strukturierter Leerhorizont, texte tardif daté de Mai-Juin 1934.

(1)            Ce qui peut motiver un tel mouvement de pensée, c’est qu’il y a un défi à relever. Traiter le problème de l’induction dans un cadre phénoménologique, valider l’approche phénoménologique d’un des sujets les plus travaillés en philosophie analytique, cela peut ressembler à un coup de force vu les habitudes et les préjugés concernant les attributions respectives des écoles philosophiques. Les analytiques abandonnent volontiers au phénoménologue la spéculation sur les essences du vécu, le Dasein ou « le visage de l’Autre », pourvu qu’il n’empiète pas sur le terrain des gens sérieux, à savoir l’analyse de la signification des énoncés (meaning) ou le fondement logique, justement, de l’induction. Dans l’autre camp, il était de bon ton naguère dans certains secteurs de la phénoménologie nietzschéo-heideggerienne de déclarer dépourvue d’intérêt philosophique toute la littérature analytique sur l’induction.

(2)            Mais, outre le stimulant d’un défi bilatéral, avons-nous raison positive de croire à l’existence d’une issue au problème de l’induction dans le rapprochement des deux démarches philosophiques ? On peut au moins tenter de ressaisir une possibilité entrevue par Husserl. Acceptant l’idée que l’activité cognitive débouchant sur le jugement inductif s’enracine dans des couches profondes de motivations antéprédicatives, voire même infraverbales, on est naturellement conduit à relancer la question des anticipations de la perception.
Kant, qui avait introduit le thème, n’y avait vu qu’une condition formelle, préalable indispensable à satisfaire par le matériau sensoriel pour qu’il puisse contribuer à l’objectivité de la perception.
En tant que realitas phaenomenon le matériau sensoriel devait avoir un degré non nul, d’une grandeur telle que le sujet puisse en être affecté. Cette condition s’applique à la sensation, non au jugement, mais elle est a priori et détermine a priori l’objet d’expérience possible. Elle a donc des titres à faire valoir pour être qualifiée de connaissance :
Man kann alle Erkenntnis, wodurch ich dasjenige, was zur empirischen Erkenntnis gehört, a priori erkennen und bestimmen kann, eine Antizipation nennen… (Kr. B 209) “.
Husserl déploie cette suggestion d’un a priori dans l’expérience au-delà des seuils de réceptivité sensorielle. À l’apriori des synthèses actives ou catégoriales du jugement correspond sur le plan de l’expérience antéprédicative de la perception un a priori des synthèses passives des variétés d’esquisses sensorimotrices. L’anticipation de la perception devient dès lors induction originaire. Toute expérience comporte une induction, mode d’inférence qui renvoie à une anticipation laquelle vise au-delà du noyau de donation actuelle tout en gardant la modalité donatrice de la saturation qualitative perceptive. Le sens d’être (Seinssinn, Seinsgeltung) de la chose se détermine dans un horizon d’anticipations mouvantes et dans la progressive saturation de ces anticipations. Cela se réalise au fur et à mesure que l’objet dévoile ses faces latérales dans l’exploration perceptive de l’environnement d’une manière qui reste toujours congruente avec ses apparitions antérieures, quelle que soit la nouveauté des aspects progressivement dévoilés.
Ex : Une boule rouge d’abord perçue de couleur uniforme se montre toute cabossée et tachée en pivotant sur elle-même sans cesser d’être « la même » boule rouge. Il y a de l’a priori dans le perçu : de l’être de la chose nous pouvons toujours avoir une intuition en pénétrant intuitivement l’espace de jeu de ses possibilités, un espace de jeu où la perception prélève toutes ses anticipations ou inductions.

(3)            La difficulté avec cette interprétation est qu’elle heurte une lecture traditionnelle de la phénoménologie husserlienne qui n’est pas dépourvue d’appuis textuels. La phénoménologie de Husserl a été dénoncée, par Heidegger entre autres, comme une tentative anachronique de relance de l’idéal cartésien (ou platonicien) de la connaissance comme certitude absolue. Cette critique s’appuie sur la voie de la répétition de la démarche cartésienne dans les Méditations cartésiennes (Conférences à la Sorbonne 1929). Son orientation anti-subjectiviste et anti-rationaliste ne nous concerne pas ici. Mais plutôt le fait qu’elle attire notre attention sur l’assomption par Husserl à l’école de Descartes de l’idéal scientifique cartésien :
« Méditant ainsi, nous reconnaissons que l’idée cartésienne de la science, à savoir d’une science universelle fondée et justifiée en toute rigueur, n’est autre chose que l’idéal qui guide constamment toutes les sciences dans leur tendance à l’universalité, quel que soit le degré de sa réalisation pratique (§.5). »

IV. La phénoménologie de l’expérience : solution au problème de Hume

(1)  La voie cartésienne : quelle compromission ? Mon hypothèse de travail est que la philosophie phénoménologique de Husserl recèle une théorie de l’induction. L’existence de cette théorie de l’induction est largement passée inaperçue dans la littérature de phénoménologie. Une omission en partie explicable par l’influence exercée sur les lecteurs de Husserl par Heidegger et sa critique de Husserl (habillée en critique de Descartes dans Sein und Zeit). Husserl, pour sa part, avait pu penser que sa théorie de l’induction était la solution au problème de Hume. Il situait volontiers sa propre contribution dans la continuité de la réflexion traditionnelle sur les conditions de l’expérience, comme source de connaissance scientifique ou naturelle. L’ambition heideggerienne de rupture révolutionnaire avec la tradition de la philosophie comme théorie de la connaissance (Erkenntnistheorie oder „Metaphysik der Erkenntnis“) lui posait une inquiétante énigme. On pourrait croire que je vais préconiser une lecture cartésienne de Husserl. Husserl lui-même n’avait-il pas choisi la voie d’une répétition de la démarche de Descartes dans les Méditations métaphysiques pour introduire le public français à sa propre philosophie ? C’était dans ses conférences à la Sorbonne de 1929 (Méditations cartésiennes. Introduction à la Phénoménologie 1932). Cependant, le problème de Hume constituant une pierre d’achoppement pour le rationalisme classique, on pourrait me faire remarquer qu’on ne voit pas comment la phénoménologie de Husserl entendue comme reprise de l’héritage de Descartes, pourrait apporter une solution satisfaisante.
(2)   Doute et certitude : Episthmh - « Le doute de Descartes » est un poncif de l’histoire de la philosophie. Cette circonstance risque de nous faire manquer ce qu’il peut y avoir de déconcertant dans sa décision de douter de tout (Première Méditation). En effet, il n’est pas la malheureuse victime d’une crise de méfiance obsessionnelle qui lui ferait voir partout de la fausseté, comme certains des ondes électromagnétiques dangereuse pour leur santé. Bien au contraire, il concède sans faire de difficultés que :

« ces anciennes et ordinaires opinions (qui) sont en quelque façon douteuses (sont) toutefois fort probables, en sorte que l’on a beaucoup plus de raisons de les croire que de les nier ».

Partant d’une telle concession, on pourrait spéculer sur l’existence d’une autre voie que celle qu’il a suivie. Il a choisi une stratégie de tout ou rien consistant à « rejeter », à « détruire » toutes ses anciennes opinions où il trouverait « le moindre sujet de douter ». L’autre voie possible était celle d’une évaluation scrupuleuse des degrés de probabilité des opinions reçues. Ce qui supposait qu’il eût accordé une certaine valeur épistémique à des croyances reposant sur des estimations de probabilité plutôt que sur un savoir certain. Dans le domaine de la morale, les jésuites avaient développé en ce sens l’analyse des cas de conscience, ou « casuistique ». Or, c’est, semble-t-il, justement cela qu’il refuse. Son doute ne lui est donc pas inspiré par des motifs raisonnables de douter, mais par la promotion d’un nouvel idéal du savoir. La caractéristique bien connue de cet idéal du savoir est la certitude, définie comme impossibilité du doute, ou encore la vérité nécessaire, définie comme impossibilité de la fausseté.

« Je continuerai… jusqu’à ce que j’aie rencontré quelque chose de certain, ou du moins… jusqu’à ce que j’aie appris certainement, qu’il n’y a rien au monde de certain… moi qui suis certain que je suis – cette connaissance, que je soutiens être plus certaine que toutes celles que j’avais eues auparavant (IIe Méditation). »

L’option pour ce concept de connaissance renouait avec le dogmatisme épistémologique de Platon qui avait affirmé l’existence d’une distinction dichotomique entre connaissance et opinion.

(3)  Epoch et Doxa : le spectre de la certitude en ses modes – Je soulignerai que la méthode phénoménologique de la réduction-epoch se caractérise dans une terminologie différente de celle de la méthode du doute systématique de Descartes. Plus question de rejet ni de destruction des anciennes opinions. On parlera plutôt de « mise en question de la valeur d’être », de reconsidération de ce qui existe comme « phénomène élevant une prétention d’être », « d’abstention d’actes de croyance, jugement, prise de position ». De sorte que rien n’est détruit, rien n’est perdu de ce qui est soumis à la réduction :

« Par conséquent, cette universelle mise hors valeur, cette « inhibition », cette « mise hors jeu » de toutes les attitudes que nous pouvons prendre vis-à-vis du monde objectif – et d’abord des attitudes concernant : existence, apparence, existence possible, hypothétique, probable et autres – ou encore, comme on a coutume de dire : cette « epoch phénoménologique », cette « mise entre parenthèses » du monde objectif, ne nous placent pas devant un pur néant (MC §. 8). »

Le but de la démarche par élimination de Descartes était de dégager un résidu inéliminable. Le but de la réduction est de mettre au jour le spectre complet des contributions des actes subjectifs de croyance à l’être ou de conférer à quelque chose une valeur ontologique. Ces actes sous-tendent la certitude apparente du Monde comme monde des réalités objectives crues faussement indépendantes de toute subjectivité. Bien loin de rejeter en bloc ce qui ne répondrait pas à un critère arbitraire d’indubitabilité, la réflexion s’applique à ne rien perdre de la variété des modes doxiques dont la certitude n’est que la limite supérieure. Epstihm réintègre le domaine de la Doxa. La connaissance n’est plus isolée, absolutisée en sa perfection idéale. La connaissance reçoit sa valeur d’objectivité du réseau des actes subjectifs ou intersubjectifs qui assurent son actualisation effective et qui garantissent la possibilité de sa réactualisation permanente. Le suspens de croyance a pour fonction de mettre en évidence le fait que les réalités qui nous paraissent absolues sont en fait les corrélats noématiques (du côté objet) d’actes intentionnels. Des actes qui doivent être accomplis par quelqu’un pour que les objets de ces actes prennent vie et se maintiennent à l’existence. Des actes qui ne se résument pas aux seuls actes cogitatifs au sens étroit des considérations purement théoriques qu’on peut faire dans les sciences. Ils sont plutôt les manifestations de la vie d’un sujet agissant et percevant, et pas seulement pensant. Chez Descartes, l’idée de connaissance réunit les caractères de vérité, de certitude, de nécessité et d’évidence. Jouissant de cette exclusivité des sources de validation, elle est autosuffisante en son concept. Elle brille dans l’absolu. Faire en sorte que la réalité soit conforme à ces vérités en soi est une tâche incombant au Créateur. On peut parler d’indifférence de l’être-vrai à ses modes de manifestation. La phénoménologie est la description de l’être-vrai dans ses modes d’existence subjectifs. À la base un mode d’existence subjectif est ce dont je peux effectuer le sens dans mon vécu actuel. Ramenée à ce que moi, phénoménologue qui accomplis présentement la réflexion, je peux vivre ou revivre en chaque connaissance présumée, cette connaissance mobilise potentiellement tous les plans de ma vie de conscience intentionnelle, de son foyer de présence effective à ses horizons de possibles. L’évidence pure de l’intuition catégoriale des objets théoriques du savant (un ensemble, un nombre, une figure) renvoie à l’évidence des objets de la perception ordinaire. Des objets qui ne possèdent pas le privilège de la transparence des objets théoriques, mais se présentent plutôt par esquisses. Réciproquement, ces choses de la perception ne se réduisent pas à la suite de leurs apparitions fugitives. Elles gardent une unité et une identité qu’elles doivent à la capacité du sujet percevant de viser une idéalité noématique par delà tout contenu sensoriel, une capacité qui s’accomplit pleinement dans l’intuition catégoriale du savant.       

(4)  Apodicticité de l’expérience du Monde : Husserl emprunte au vocabulaire logique d’Aristote un mot qu’on ne trouve pas chez Descartes : apodictique, de apodeiktikos (démonstratif). À travers sa technicité ce mot garde une connotation du verbe deiknuw (montrer, faire voir) qui renvoie à Homère et aux orateurs antiques. Méditations cartésiennes §. 6 :

« L’apodicticité possède une indubitabilité absolue d’un ordre spécial et bien déterminé, celle que le savant attribue à tous les principes. Elle manifeste la supériorité de sa valeur dans la tendance qu’a le savant de justifier à nouveau et sur un plan supérieur des raisonnements déjà évidents en soi en les ramenant à des principes, et de leur procurer par là-même la dignité suprême de l’apodicticité. Le caractère fondamental de cette évidence doit être décrit comme suit : Dans chaque évidence, l’être ou la détermination d’une chose est saisie par l’esprit dans le mode du « soi-même » et avec la certitude absolue que cet être existe, certitude qui exclut dès lors toute possibilité de douter… Une évidence apodictique a cette particularité de n’être pas seulement, d’une manière générale, certitude de l’existence des choses ou faits évidents ; elle se révèle en même temps à la réflexion critique comme inconcevabilité absolue de leur non-existence et, partant, exclut d’avance tout doute imaginable comme dépourvu de sens. De plus, cette réflexion critique elle-même, est encore une évidence apodictique ; par conséquent, l’évidence de l’existence de cette inconcevabilité, à savoir de l’inconcevabilité du non-être de ce qui est donné en une certitude évidente, l’est aussi. Et il en est de même pour toute réflexion critique d’ordre plus élevé. (MC §.6) »

Appliquons cette notion précise de certitude pour déterminer la portée de la découverte du cogito par Descartes. Ce que Descartes a établi n’est pas, comme on pourrait croire, que le sujet existerait à l’état pur, sans Monde (solipsisme acosmique). C’est plutôt la différence entre existence du Monde et expérience du Monde. L’évidence de l’existence des choses n’est pas apodictique parce qu’elle peut toujours être démentie par une expérience ultérieure. L’évidence de l’existence du Monde est apodictique dans la mesure où le démenti concernant l’évidence de l’existence d’une chose n’est possible que sur le fond d’une croyance à l’existence du Monde. Mais l’apodicticité de l’existence du Monde est relative à son tour à une vie subjective et intersubjective dans laquelle se déploie cette expérience du Monde comme expérience que sa congruence confirme. La différence entre l’existence du Monde, comme pôle objectif répondant à des anticipations perceptives vulnérables au démenti éventuel, d’une part, et l’expérience du Monde ramenée à son pôle subjectif ou sa multipolarité intersubjective sans quoi rien ne saurait avoir de sens « pour quelqu’un », d’autre part, cette différence est tout ce que le critère d’apodicticité autorise.  (5)  Critique du doute cartésien – Le doute n’est pas l’unique méthode, ni même la méthode privilégiée pour la mise en évidence de la structure transcendantale de l’expérience. Parce que le caractère d’indubitabilité n’est pas originaire mais est plutôt dérivé du caractère fondé. Et parce qu’il n’y a pas une seule espèce de fondement, mais autant de fondements que de sources de validation dans la vie subjective. La notion de fondement demande à être pluralisée et même dynamisée. Il faut penser en termes non de fondement fixe, mais de processus fondationnel : la réduction appelle la constitution. La vie même des sujets est un processus constituant d’où procède le sens d’être de toute chose. Le doute doit avoir quelque chose à quoi s’appliquer. Le doute cartésien ne porte pas sur les choses douteuses parce qu’il est systématique. Doit-on dire qu’il s’applique « au Monde » lui-même ? On s’en gardera également :

„der Zweifel an dem Sein der Welt ist lächerlich. Es ist klar, dass die Dignität der Welterfahrung, d.i. der im laufenden Strom der Gesamtheit der Erfahrungen liegenden Erfahrungsgewissheit von der Welt, von einer ungleich höheren Dignität der Evidenz als diejenige der Einzelerfahrung… Die Weltexistenz hat etwas von Apodiktizität in sich; es ist nicht richtig, dass sie für mich, der ich sie in Erfahrung habe, bezweifelbar ist (Hua 39, Annexe XIX, 1930)“.

Que Descartes soit parvenu à l’affirmation de l’existence de son esprit indépendamment de son corps par sa méthode du doute est aussi peu plausible. On peut peut-être lui concéder la mise en doute de l’existence des corps extérieurs. Mais pas celle de l’existence du corps propre, qu’il ne distingue pas des corps extérieurs. En effet, le corps propre remplit comme organe de perception sensorielle et de mouvement kinesthésique une fonction nécessaire dans la constitution du sens d’être de toute chose au monde. Et cette expérience de l’incarnation dans le corps propre fait partie intégrante de la vie subjective :

„Der cartesianische Dualismus, der traditionelle Realismus, der personales Ich (als Seele) von der körperlichen Welt und unserer seelischen Welt überhaupt trennt und für die intentionale Korrelation blind ist, ist widersinnig (Hua 39, N° 24, 1933)“.

À partir de maintenant, nous pouvons considérer comme levée l’hypothèque de la méthode cartésienne de la certitude sur la phénoménologie comme description de l’expérience. 

(6)  Rejet de la division de Hume en relations d’idées et d’expérience – Une fois redéployée l’idée cartésienne de certitude, la dichotomie posée par Hume entre les relations d’idées et les relations tirées de l’expérience nous tend un nouveau piège. Dans les deux doctrines on peut retrouver la même opposition traditionnelle entre connaissance et opinion. Une fois qu’on a accepté de concentrer les principes de la validité épistémique dans l’intuition pure des idées, on est contraint d’admettre que les relations tirées de l’expérience sont dépourvues de fondement. L’argument de Hume est tout entier contenu dans cette distinction initiale. Mais, il suffit peut-être de réfléchir à ce que désengagées de toute expérience, les idées paraissent flotter dans l’air :

„So schweben sie doch nicht in der Luft“ (Hua 39, N°14).

Bien sûr, on ne peut pas s’en tenir au concept d’expérience de Hume, qui entendait par là une réceptivité purement passive, donc incommensurable avec les idées. L’expérience vécue par un sujet connaissant est au contraire essentiellement active, d’une activité pourvoyeuse de validité, de sens d’être. Justement, l’approche phénoménologique consiste à réinsérer le jugement et en général toute objectivité catégoriale dans le contexte des opérations subjectives responsables de leur objectivation. Au lieu d’un fossé entre l’idée et la sensation brute ou l’habitude aveugle, on a le continuum d’un vivant tissu d’actes qui diffèrent des simples faits mentaux dans la mesure où ils sont intentionnels, normatifs, donateurs de sens. Si nous sommes tentés de séparer les idées de leur contexte de motivation ou de validation, c’est imputable au fait qu’une fois qu’elles ont été exprimées de façon entièrement explicite dans un langage adéquat elles sont devenues des objets dont on peut oublier les origines. Jusqu’à un certain point. Un peu comme une formule écrite au tableau : sa valeur de vérité ne dépend pas de la main qui tenait la craie. Mais cette apparence est trompeuse. Sans doute, la formule n’appartient-elle pas à l’espace concret du tableau. Mais elle reste une simple trace de craie tant qu’il n’y aura pas dans son voisinage un agent humain membre de la communauté linguistique dont les signes de la formule font partie de la langue, membre de la communauté des spécialistes dont cet énoncé exprime une vérité communément partagée, héritier par sa formation académique de la tradition dans laquelle la discipline théorique en question s’est institutionnalisée, etc. Normalement, ces données sont laissées tacites parce qu’on considère comme trivial et inutile de toujours revenir aux fondements ultimes. Les fondements ultimes n’en sont pas moins là. Et si l’on demande une justification radicale de la validité de quoi que ce soit qui élève une prétention à l’être-vrai, c’est en principe en remontant à ces origines qu’il faut aller chercher. Erfahrung und Urteil : le jugement est l’expression prédicative des objectivations d’une vie subjective habitant les couches antéprédicatives de l’expérience. Bien avant que l’idée se présente sous le mode d’objet de considération théorique et thématique, elle existe comme structure noématique sous une grande variété de modes de manifestation : comme vague intuition, comme obscur pressentiment, comme hypothèse de travail, comme but à atteindre, comme obstacle à vaincre, comme défi à relever, etc. Le programme d’une description de l’expérience de type phénoménologique (non factuel psychologique) est par là-même fixé : retrouver les origines des relations d’idées dans les tendances, les dispositions, les attitudes ou les actes de l’expérience antéprédicative qui s’étend sur tout l’intervalle de la perception sensorielle au jugement.  

(7)  L’induction originaire, structure anticipatrice de la conscience –  Dans quelle expérience, en tant que vécue dans notre vie quotidienne, s’enracine l’inférence inductive ? De quoi le « principe de causalité », ou principe d’uniformité du cours de la Nature est-il l’expression prédicative ? La réponse de la phénoménologie est que l’inférence inductive s’enracine dans la structure anticipatrice de la conscience perceptive. Et que cette structure de la conscience a pour corrélat noématique le domaine fermé des objets de la Nature. L’expérience comporte un noyau de données sensorielles qui lui-même déjà ne prend sens que comme remplissant ou saturant une anticipation. C’est la seule façon pour que l’impression sensorielle actuelle ne soit pas seulement une image sensorielle dans l’organe des sens, mais soit pour le sujet percevant une apparition sensorielle où quelque chose est donné « en chair et en os »[1]. Mais l’anticipation en question n’est pas telle que la donnée sensorielle la sature complètement. Elle est toujours une anticipation de plus que ce qui est actuellement donné. La visée intentionnelle de la chose vise au-delà du noyau sensoriel actuel. Mais cette visée au-delà garde la modalité d’une exigence de saturation par une qualité sensorielle congruente avec l’actuelle. Exemple : un cube est vu toujours sous une, deux ou trois faces, mais pas sous toutes les faces simultanément. La vue actuelle du cube fait naître une expectative concernant la forme et la couleur des autres faces dans le cours ultérieur de l’exploration visuelle. La perception du cube met en évidence le fait qu’en toute perception s’opère une synthèse active des faces latérales de l’objet. La modalité de cette synthèse n’est pas quelconque. N’importe quelle forme abstraite ne fera pas automatiquement l’affaire si l’on cherche à lui donner une représentation explicite dans le cadre d’une théorie de l’induction. Sa forme est celle d’une prorogation de validité dans l’axe d’une identité de sens :

„eine kontinuierliche Fortgeltung der schon im Modus „Wahrnehmung“ zur Geltung gekommenen, aber al seine Fortgeltung unter Sinnesmodifikation, durch die Sinnesidentität doch hindurchgeht, als seine Fortgeltung unter Näherbestimmung (Hua 39, N° 15, 1934)“.

Conformément à la norme de cette structure formelle typique qui régit toute expérience perceptive, le sens d’être de la chose se détermine dans un horizon d’anticipations mouvantes et dans la progressive saturation de ces anticipations. Le fait que ces anticipations peuvent occasionnellement subir un démenti du cours ultérieur de perception n’y change rien, ne nous incite pas à renoncer à anticiper de la sorte. Transposée de l’horizon interne de la chose considérée sous différents aspects à l’horizon externe des autres choses en interaction avec la première dans l’environnement, la même norme de continuité congruente du cours de l’expérience donne l’ensemble des objets de perception qu’on appelle : « la Nature ». Le renvoi à une structure fondamentale de la conscience empirique dont on peut penser que le principe de causalité est l’expression au plan prédicatif apporte à ce principe une légitimation transcendantale, sinon logique formelle.


[1] L’association de la sensation et de l’idée d’une chose perçue avait déjà été conçue par H. v. Helmholtz comme une inférence inductive inconsciente (Handbuch d. physiol. Optik III, 1867), une doctrine d’abord critiquée par Husserl (RL).

Publié dans philosophie

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