Séminaire de Master3 (suite) - 1er sem. 2008-09

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6.1.          Le corps propre soustrait à la réduction au physiologique ? Merleau-Ponty partait du constat que la science, suivant une tendance héritée du sens commun, tend à absolutiser les objets (le corps, entre autre) en les détachant de l’expérience subjective.

6.2.          Introduction de la Partie sur Le corps de la Phénoménologie de la Perception : « On verra que le corps propre se dérobe, dans la science même, au traitement qu’on veut lui imposer. […] Et qu’en se retirant du monde objectif [il] nous révélera le sujet percevant comme le monde perçu (p. 86). »

6.3.          Il se flattait de pouvoir tirer parti des difficultés et des paradoxes affrontés par les savants dans le sens d’une promotion du sens subjectif de l’expérience corporelle à rebours de son objectivation scientifique. Un résultat qu’il pensait avoir acquis, puisqu’il n’hésitait pas à affirmer : « C’est l’existence que nous avons trouvée par une première voie d’accès, celle de la physiologie (p. 105) ».

6.4.          Cette prédiction est peut-être optimiste et ce satisfecit prématuré. Il avait fondé ses espoirs sur la psychologie et la neurologie de la Gestalt, comme plus compatibles que l’associationnisme avec la phénoménologie de l’expérience corporelle. On a vu que la neurologie gestaltiste (Goldstein) n’était pas au dessus de tout soupçon.

6.5.          On peut se demander si les neurosciences n’ont pas infligé à la phénoménologie de MPty une contradiction en parvenant à expliquer, sur leurs propres bases de pensée objective et d’explication mécaniste, l’expérience subjective du corps propre sans avoir à se référer au sujet percevant ni au monde perçu. C’est, en tout cas, une question à poser devant l’évolution des sciences de la cognition et du cerveau des années 20 ou 30 à nos jours et surtout depuis les 20 dernières années.

6.6.          Car, il peut sembler que la phénoménologie de l’expérience vécue corporelle, normale ou pathologique, ait subi une réduction par paliers : réduction d’abord au(x) schéma(s) corporel(s) (postural, périphérique, etc.) ; de là, aux cartes somatotopiques corticales (homoncules moteur et sensoriel) ; et pour finir – sol de réduction où rien ne reste à réduire, parce qu’il n’y a plus rien ni personne – quelque modèle mathématique de probabilité « subjective ».

6.7.          Un modèle de type bayésien (du Révérend Thomas Bayes, théologien et mathématicien anglais du XVIIIe s.) est plus adapté aux besoins du physiologiste que le calcul des probabilités classique. Le calcul des probabilités sert surtout à la prédiction des événements aléatoires futurs du monde (jeux de hasard : « Pile ou face ? »; génétique : « Garçon ou fille ? » ; élections : « Obama ou McCain ? »). La théorie des probabilités subjectives sert à rationaliser la prise de décision quand l’agent a une connaissance imparfaite de la situation dont il doit prédire l’issue. Prédire, c’est attribuer une probabilité à un événement futur sur la base de l’expérience et de l’importance estimée de certaines variables. La prédiction des effets futurs d’une action sur l’environnement et sur le corps repose sur les connaissances implicites de l’agent.

6.8.          L’hypothèse des « modèles internes » est que le sujet a intériorisé un savoir limité de la physiologie de son corps et de la physique de l’environnement qui l’aide à la prise décision et au contrôle moteur. Le modèle mathématique devra tenir compte de ce que ce savoir est imparfait, ce qui exclut d’incorporer au modèle les lois physiques ou physiologiques du mouvement, de l’énergie, etc. La sélection de l’action dépend de variables « ayant un sens » pour l’agent. Un modèle bayésien procure un outil conceptuel pour quantifier l’incidence des expériences passées du corps de l’agent sur son expérience présente. La règle de Bayes : P(AB) = P(A)xP(B|A) mélange les probabilités (inconditionnées) des variables physiques avec des estimations subjectives de probabilités de certaines variables conditionnées par la connaissance d’autres variables.

6.9.          L’équation modélisant la capture d’une balle règlera le mouvement du bras non sur la trajectoire spatiale effective de la balle, mais sur son estimation à partir du grossissement de l’image rétinienne, ou sur une estimation de physique populaire. Le concept de probabilité conditionnelle mathématise la « simulation interne » des propriétés du corps (forme ou posture, longueur des muscles, angles des articulations, inertie des membres, couples de forces, sensibilité cutanée ou proprioceptive) ou celles de l’environnement (géométrie de l’espace, gravité, propriétés de l’instrument, etc.)

6.10.        Ce qui semble une solution adéquate au problème de Head et Holmes ayant motivé l’introduction du schéma corporel : « l’impossibilité [faute de perception directe de la posture] de découvrir la position d’une partie quelconque du corps si les sensations posturales immédiates n’étaient pas reliées à quelque chose qui les a précédées (p. 185). » Disposant une fois pour toutes de l’autonomie prêtée par le philosophe à ce schéma corporel comme Gestalt existentielle par rapport au flux sensoriel et à ses régularités statistiques, le modèle bayésien semble confirmer une intuition des promoteurs de ce schéma corporel. Leur métaphore du taximètre suggérait déjà un mécanisme automatique de type computationnel : « Tout changement reconnaissable entre dans la conscience déjà porteur de sa relation à quelque chose qui a eu lieu auparavant, – comme sur un taximètre la distance parcourue nous est présentée déjà convertie en shillings et en pence (p. 187). »

6.11.       Présupposé : « le corps propre » n’est rien d’autre qu’un mécanisme automatique d’ajustement statistique aux circonstances aléatoires de l’action.

6.12.       Bien sûr, je n’avance cela qu’en mettant les choses au pire et dans l’idée qu’il convient de porter à une expression complètement développée la thèse réductionniste qu’il s’agit de réfuter en doute : la thèse que de la description des mécanismes cérébraux sous-tendant matériellement l’expérience corporelle des individus humains il serait possible d’éliminer toute trace de subjectivité des vécus corporels sans limiter le potentiel explicatif de la théorie d’une façon qui deviendrait inacceptable même pour le neurophysiologiste. Le doute est permis, en particulier, à propos de la transition de chaque palier de réduction au palier inférieur.

6.13.       En restant sur le terrain de la neurophysiologie et de la psychologie et en prenant appui sur la variété des orientations de recherche et une sensible tergiversation dans l’interprétation des résultats, nous allons prouver que les données n’ont pas l’univocité absolue qu’il faudrait pour écarter qu’on les prît dans le sens du « retrait du corps du monde objectif », précurseur de « la révélation du sujet percevant et du monde perçu ».

7.1.          Représentation et spatialité corporelle : Avant d’entrer dans le détail des difficultés de la réduction du schéma corporel à la carte somatotopique (et au-delà), rappelons l’obstacle décisif : le premier est essentiellement une structure herméneutique immanente à l’expérience subjective, tandis que la seconde n’est qu’un relevé topographique (des points de réaction à la stimulation centrale ou périphérique) dans un espace de représentation.

7.2.          Espace de représentation qui à l’origine n’était autre que la propre surface du tissu cérébral : Wilder Penfield y déposait directement des petits carrés de papier stérile porteurs d’une lettre ou d’un numéro pour le repérage sur le cliché photographique préopératoire des points où son électrode avait évoqué une réaction motrice ou sensorielle du patient.

7.3.          Si l’on n’est pas sensible à l’incommensurabilité des deux termes, c’est qu’on a déjà rendu les armes à l’objectivisme scientiste. Comme posture idéologique préalable à la recherche et à l’expérimentation, la réduction est d’emblée acquise. Pour le sens commun et le positivisme, le monde est le grand Objet contenant tout, l’objet d’aucun sujet, en particulier pas du « Je » de celui qui le dit. Aséité d’un en soi sans pour soi qui trahit une entité mythologique :

7.4.          Merleau-Ponty : « Obsédé par l’être et oubliant le perspectivisme de mon expérience, je le traite désormais en objet, je le déduis d’un rapport entre objets. Je considère mon corps, qui est mon point de vue sur le monde, comme l’un des objets de ce monde (p. 85). Et pourtant la position absolue d’un seul objet est la mort de la conscience, puisqu’elle fige toute l’expérience comme un cristal introduit dans une solution la fait cristalliser d’un coup  (p. 86). »

7.5.          Précisément ce que font les chercheurs actuels qui, tous sans exception, traitent le schéma corporel comme une représentation : « Mais, on pourrait répondre que cette « expérience du corps » est elle-même une « représentation » […], qu’à ce titre elle est au bout d’une chaîne d’événements physiques et physiologiques qui peuvent seuls être mis au compte du « corps réel » (p. 90). »

7.6.          Dans leur cécité constitutionnelle à la différence du corps propre et du corps-objet, les neurosciences (dites cognitives parce qu’elles assument une définition cognitive de l’esprit) réintègrent dans le corps l’expérience du corps en le traitant comme représentation mentale.    Et en traitant cette représentation comme produit du fonctionnement du cerveau sous l’impact du corps. Résultat : « le corps » se ramène à un stimulus quelconque (proprioceptif et intéroceptif, sinon extéroceptif). D’où l’absurdité apparente : le cerveau machine désincarnée réceptionnant et traitant indistinctement l’information en provenance du corps-stimulus pour la construction d’un corps mental strictement corrélatif des vicissitudes des entrées perceptives et sans autre relation plus intime avec ce cerveau !

7.7.          Gardons-nous donc d’édulcorer la critique merleau-pontienne de la physiologie et de la psychologie, même si sa vigilance a pu être prise en défaut (comme on a vu). Sa critique de la psychologie et de la physiologie garde une valeur permanente, pierre d’achoppement pour toute tentative de récupération de la description phénoménologique du corps propre. Quels que soient les progrès réalisés en science dans l’objectivation cartographique de l’espace interne du cerveau les neurosciences risquent de ne pas aboutit dans leur entreprise pour rendre compte en termes d’architecture fonctionnelle de la spatialité de l’expérience corporelle. Nous ne savons toujours pas relier l’espace objectif des enregistrements cellulaires ou de l’imagerie fonctionnelle avec la spatialité subjective du corps et du monde vécus. Le fossé ne s’est pas refermé depuis Descartes.

7.8.          Différence entre schéma corporel et homoncule cérébral :   On me demandera des preuves. La réduction du schéma corporel à la carte somatotopique rencontre un obstacle préjudiciel dans leur relativité aux méthodes – et l’indiscutable hétérogénéité des méthodes – pour les établir. Chez les pionniers cela sera plus clair :

7.9.          Head et Holmes mesurent le déficit de récognition de la posture du bras parétique par les patients cérébrolésés avec la méthode de Horsley : le patient applique l’index du bras atteint au centre d’une feuille de carton rigide au revers de laquelle est fixée une feuille de papier blanc sur laquelle il doit indiquer avec l’autre main la position de l’index atteint.

7.10.       Ils mesurent le déficit de localisation des stimulations tactiles à la surface du corps par la méthode de Henri : le patient doit indiquer sur la main d’un observateur la situation du point qu’on a stimulé sur sa propre main, cachée à sa vue.

7.11.       Ils mesurent la sous-appréciation du mouvement passif en changeant de position le membre testé et en demandant au patient l’amplitude qu’il faut donner au mouvement pour qu’il en aperçoive la direction.

7.12.       Ces méthodes sont toutes de niveau comportemental, s’adressant à la personne totale du patient, elles enregistrent sa réaction à « la difficulté de reconnaître la relation entre deux percepts», son jugement de perception verbalement exprimé.

7.13.       Tout en concédant que « le cortex sensoriel est le magasin des impressions passées » et que « là, elles forment des modèles organisés de nous-mêmes qu’on peut appeler « schémas » (p. 189) », la localisation de ces schémas dans une aire limitée de la surface du cerveau dont la lésion pourrait être associée à la perturbation de la sensibilité observée est pour eux une question sans réponse. Parce que les regroupements d’impressions intervenant entre les organes récepteurs et les centres sensoriels rendent imprévisible la nature des qualités sensorielles au niveau cortical.

7.14.       Penfield et Boldrey ne cachent pas que la carte homunculaire, issue de leurs relevés topographiques préalables à l’ablation thérapeutique d’un foyer épileptogène, est une reconstitution composite artificielle, sans validité anatomique ou fonctionnelle et qui vaut tout au plus comme résumé de la procédure opératoire de sa construction. Leur procédé consistait à déplacer une électrode sur les hémisphères cérébraux exposés par craniotomie du haut en bas de la scissure de Rolando en reportant le point de stimulation évoquant une réponse positive du patient sur une carte spéciale pour le mouvement ou la sensation localisée de chaque partie du corps, cartes dont les illustrations de leur mémoire représentent la synthèse :

7.15.       « On doit rappeler que bien que nous ayons reporté nos résultats sur une carte humaine standard sur laquelle sont marqués des champs cytoarchitecturaux, nous ne savons pas quel est le patron architectural en chaque cas particulier, ni dans quelle proportions ces frontières peuvent varier d’un individu à l’autre (p. 425). »

7.16.       Ils ne tiennent pas à faire passer ces réponses à la stimulation électrique du cortex pour ce qu’elles ne sont pas, à savoir des modes d’activation du tissu cérébral présentant une signification fonctionnelle : les réponses motrices, qui impliquent probablement l’activation d’une chaîne de neurones pyramidaux, sont assimilables à l’émission d’ordres moteurs vers les muscles. Mais les réponses sensorielles ont été obtenues au rebours des voies normales par lesquelles un stimulus périphérique active un circuit sensoriel aboutissant au cortex sensoriel : « Lorsque la stimulation corticale produit une sensation, le mécanisme n’est pas du tout évident. »

7.17.       D’où leur conclusion, d’une prudence éloignée de tout dogmatisme phrénologique : « L’homoncule donne une image visuelle de la taille et de la séquence des aires corticales parce que la taille des parties du corps de cette grotesque créature a été déterminée moins par le nombre des réponses que par l’extension perpendiculaire [au sillon central] de la représentation de chaque partie [du corps du patient], lorsque cette partie donnait des réponses multiples. » De la part de Penfield et Boldrey, aucune suggestion d’explication cartographique du schéma corporel : n’ayant rien à en dire, ils n’en disent rien.   

8.1.          Controverse sur l’influence du schéma corporel : Regardons les travaux récents. On sera surpris et déçu de voir qu’en science comme ailleurs, l’autorité des données empiriques peut parfois distraire l’attention de la contradiction (ou de l’inconsistance mutuelle) des conclusions théoriques qu’on en infère.

8.2.          Tel est le cas pour la question qui nous occupe : le schéma corporel (témoin indirect de l’expérience vécue du corps propre) a-t-il un fondement objectif dans l’architecture fonctionnelle du cerveau ? Ou, pour être plus spécifique : la perception du corps est-elle la simple résultante du traitement cortical de la stimulation sensorielle périphérique ou reflète-t-elle une influence, modulatrice sinon formatrice, d’une représentation cognitive du corps ?

8.3.          Sur cette question, l’opinion des chercheurs est d’une déconcertante variabilité. À la suite de la célèbre lettre de 1998 à la revue Nature de Matthew Botvinick et Jonathan Cohen, le paradigme de « la main en caoutchouc » est devenu un test classique du sentiment d’appartenance du corps propre et des illusions somesthésiques chez le sujet normal.

8.4.          Patrick Haggard a cosigné avec d’autres une importante série de publications, dont les deux que je retiendrai ici. Dans un article de 2005 du Journal of Experimental Psychology avec Manos Tsakiris, les auteurs affirmaient que les jugements des sujets sur le corps propre dépendent de la compatibilité des stimuli visuels avec une représentation préexistante du corps. La corrélation temporelle entre la stimulation visuelle par la présentation de la main en caoutchouc et la stimulation tactile de la main réelle non visible est une condition nécessaire pour la production de l’illusion de la main en caoutchouc. Mais, cette corrélation entre les stimulations visuelle et tactile ne devait pas être la condition suffisante. Parce que l’illusion ne se produit pas quand la main en caoutchouc est dans une posture incongruente avec la main réelle ou lorsqu’on la remplace par un bout de bois.

8.5.          Remarquant, d’après le jugement des sujets, que la main stimulée est localisée plus près de la main en caoutchouc qu’elle n’est en fait, ils expliquent cette erreur perceptive par l’influence modulatrice d’une représentation cognitive du schéma corporel sur l’appartenance au corps propre.

8.6.          Une hypothèse que corrobore une abondante littérature : Taylor-Clarke, Kennett, Haggard (2002) ; Maravita, Spence, Driver (2003) ; Austen, Soto-Faraco, Eims, Kingstone (2004) ; Blakemore, Bristow, Bird, Frith, Ward (2005) ; Holmes, Snijders, Spence (2006) ; Lloyd, Morrison, Roberts (2006).

8.7.          Néanmoins, dans un article ultérieur de 2008 avec d’autres collaborateurs dans le Journal of Cognitive Neuroscience, P. Haggard aboutissait à une conclusion opposée, sinon contradictoire avec l’article de 2005. Uniquement déterminée par la contiguïté temporelle des stimulations visuelle et tactile, l’illusion d’appartenance de la main postiche au corps propre ne serait pas influencée par une représentation du corps préexistante. Palliatif commode (peu convaincant) pour désamorcer la contradiction : l’influence de l’attention. Trop précoce pour subir l’influence rétroactive d’une représentation du corps, le traitement sensoriel de l’information externe pourrait éventuellement être suivi par un traitement attentionnel plus approfondi à partir du moment où l’attention tactile se sera réorientée vers la main compatible avec le stimulus.

8.8.          Mais les auteurs ne se veulent pas dogmatiques : « l’interprétation que nous suggérons n’est peut-être qu’une des nombreuses interprétations alternatives possibles (p. 321) ».

8.9.          Toujours est-il que d’autres travaux peuvent, là aussi, être invoqués à l’appui de l’idée qu’un corps physique absolument quelconque peut procurer au sujet les sensations somesthésiques du corps propre, pourvu que certaines régularités soient observées dans les stimulations tactiles :

8.10.       Carrie Armel et V.S. Ramachandran ont utilisé la conductance électrique de la peau comme test physiologique de l’illusion de la main en caoutchouc. Dans un article de 2003 des Proceedings of the Royal Society of London, ils établissent l’existence d’une corrélation significative entre le jugement des sujets concernant la vivacité de l’illusion et leur réaction émotionnelle cutanée. Ils en déduisent que la synchronie des stimulations appliquées à la main réelle et à la main postiche (ou à la table) est une condition suffisante pour la localisation des sensations tactiles dans la main postiche (ou la table).

8.11.       Cette apparente primauté des régularités de la stimulation sensorielle (instantanée) par rapport à l’expérience du corps propre (expérience de toute une vie) et cette indifférence à la compatibilité entre les informations visuelles et proprioceptives leur inspiraient une conclusion radicale : « la prétendue image du corps, en dépit de sa durée et sa permanence apparentes, est une construction interne transitoire – une coquille temporaire – qui peut être profondément altérée par les contingences du stimulus et les corrélations rencontrées. »

8.12.       Pour eux, n’étant pas contraints par un schéma préétabli, les mécanismes cérébraux de la perception appliquent une logique générale (bayésienne) dans l’extraction de corrélations statistiques à partir des entrées sensorielles en vue de la construction d’un modèle transitoire du monde.

8.13.       Autre exemple, Vittorio Gallese et d’autres, dans un article de 2004 de la revue Neuron, ont montré que le cortex somatosensoriel secondaire est activé de la même manière dans les conditions suivantes : (1) lorsque la jambe du sujet est touchée, (2) lorsque le sujet observe la jambe de quelqu’un d’autre être touchée et aussi (3) à l’observation d’un rouleau de papier qu’on touche. L’imagerie au scanner de résonnance magnétique fonctionnelle ne repère aucune différence d’activation cérébrale quand l’image d’une jambe humaine est remplacée par celle d’un rouleau de papier !

8.14.       Réduits à la conclusion que le cerveau lors de l’observation d’un événement tactile réagirait plutôt à l’idée abstraite et générale du toucher qu’au vécu corporel de l’observateur, les auteurs (dont d’autres travaux tendent à montrer l’existence d’une organisation fonctionnelle somatotopique du cortex sensorimoteur) exprimaient leur scepticisme dans leur commentaire : « cette découverte est difficile à concilier avec la notion d’intégration au schéma corporel ».

8.15.       Résultat de notre parcours : La réduction neuronale du schéma corporel invite à penser que notre expérience du corps n’est rien d’autre qu’une configuration fonctionnelle objectivable dans certaines régions du cerveau désormais accessibles par des moyens techniques. Mais la contradiction des données expérimentales vient retirer toute forme de stabilité et d’objectivité à cette configuration. On n’a pas suffisamment pris conscience du fait que la reconnaissance de la plasticité cérébrale est à un prix inquiétant : le flux de l’expérience et la façon encore mystérieuse dont elle s’inscrit dans le tissu cérébral menace d’emporter toute forme d’organisation stable support possible d’une explication causale rigoureuse de notre expérience subjective, du corps en particulier. Que faire avec un processus d’ajustement statistique aux conditions changeantes de l’environnement : cela ne fixe aucune limite, aucun repère, aucun cadre fixe que ce soit pour l’explication causale « réductionniste » (qui a toujours besoin d’un sol ultime pour la réduction) ou pour la donation de sens subjective.

 

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