Psychanalyse et neuroscience - II

Publié le par Jean-Luc Petit

Freud au crible des neurosciences
Programme-type pour une expertise 
        Supposons un moment que les neurosciences cognitives, en tant que « modernes sciences de l’esprit » sont bien le juge naturel de cette prétention de scientificité de la psychanalyse, dont, pour notre part, nous n’avons pas oublié qu’elle a légitimé l’entrée de la psychanalyse à l’Université. Laissons de côté provisoirement ce que l’enseignement du même Ricœur nous a appris de la différence de statut épistémologique entre l’herméneutique des symptômes et l’explication par causalité inductive et exerçons-nous plutôt à définir un programme-type idéal pour son expertise. La mise sur pied d’un tel programme peut paraître sans mystère. Il faut d’abord extraire (déduire) la conception de l’inconscient des neurosciences à partir d’une sélection (représentative) de résultats expérimentaux. On aura sans doute quelque mal à dégager une conception unifiée, surtout si l’on s’attache à ce que la sélection des résultats soit assez étendue et qu’elle couvre des travaux réalisés dans l’horizon des différents paradigmes. Mais ce mal n’est pas sans remède, si l’on part du principe que les neurosciences cognitives n’ont qu’un modèle unique. Maintenant, que le chercheur soit enclin à biaiser en toute bonne conscience sa sélection de résultats en faveur des données de sa propre équipe, on peut se dire que c’est là une condition inévitable, et qu’on peut donc sans dommage en faire abstraction. Par exemple, il peut se faire que l’expert soit spécialiste de la perception subliminale (inconsciente au sens de non rapportable) de la signification quantitative des signes numériques ou de la signification sémantique des mots. Le fait que cette perception relève d’un niveau cognitif « élevé » incomparable avec la vie pulsionnelle (sexuelle) et ses anomalies pathologiques est-il donc de nature à rendre moins scientifiquement respectable son expertise de la psychanalyse ? Le fait qu’une banque de données d’apprentissages scolaires ne comporte pas les dimensions de profondeur et de dynamisme, dimensions reconnues par Freud à l’inconscient, est-il donc de nature à rendre moins scientifiquement respectable une expertise de la psychanalyse appuyée sur cette banque de données ? Notre sentiment robuste de l’universalité en science nous fait répondre : Non, sans doute!

Voyez là-dessus Lionel Naccache, dans Le Nouvel Inconscient, où il fait le constat de l’absence d’écho dans les données neuroscientifiques des caractères topique et dynamique attachés à l’inconscient (arbitrairement donc selon lui) par Freud [11].

 

Psychopathologie versus sciences cognitives

D’après une fausse évidence, le traitement des maladies mentales devrait pouvoir être déduit directement d’une connaissance scientifique de l’esprit humain. En fait, entre les sciences cognitives et la clinique psychiatrique il existe une telle différence de statut épistémologique que leur relation ne saurait avoir le caractère univoque et automatique d’une déduction. Les sciences cognitives partent du présupposé que les systèmes mentaux ou cérébraux sont des systèmes comme les autres de la nature, et qu’on peut donc s’en faire une représentation objective dégagée de tout contexte intersubjectif. Cette idéale distanciation entre le chercheur et son objet d’étude est inapplicable en clinique psychiatrique, où la condition première est plutôt une condition d’intersubjectivité interactionnelle. En effet, sans un minimum d’effort de participation personnelle à l’expérience vécue du patient, quelles que soient les hypothèses en vigueur sur le fonctionnement cérébral, on n’aura pas accès à ce « monde subjectif [du patient, qui, affirme Arnaud Plagnol,] détermine les troubles de même que leur appréhension par le clinicien [12]». Si accueillant qu’il se veuille à l’apport des sciences cognitives, ce psychiatre spécialiste de l’agoraphobie n’envisage pourtant pas de dériver une définition des troubles à partir d’une théorie du fonctionnement mental. Son choix de l’expression « espace de représentation [13]» pour la description de ce monde subjectif du patient dont la structure est censée rendre compte de la constitution de ses troubles peut sans doute prêter à ambiguïté. Mais, la contradiction n’est pas moins réelle entre une pareille entreprise de compréhension par le détour du monde du sujet pathologique et les engagements idéologiques de la théorie des représentations mentales des sciences cognitives. Tandis que les opérations de traitement computationnel par le système neuronal de l’information mentale contenue dans ces représentations sont exclusivement actuelles, sérielles et linéaires, l’interprétation du syndrome est biographique, rétrospective, holistique, et n’avance qu’en zigzag entre le local et le global. Une « théorie de l’esprit » se construit analytiquement à partir d’éléments simples. Mais, l’événement du monde vécu est un pli dans la topologie singulière de l’espace du malade : « un complexe », mais d’une complexité irréductible. Les métaphores mécanistes habituelles en neuroscience (computationnelle) sont utilisées par certains comme caution scientifique pour réduire la maladie mentale tantôt au programme génétique, tantôt à une déconnexion neuro-anatomique. De sorte qu’à les suivre les patients seront d’autant mieux traités qu’on ignorera le sens subjectif de leurs symptômes ! Le dogme informationnel se justifiant par lui-même, on peut se demander si le fait que l’idéologie de Shannon mette entre parenthèses le contenu des messages ne tendrait pas à rendre tolérable aux yeux de certains ce paradoxe d’une approche thérapeutique ne s’intéressant pas à la signification symbolique des symptômes pour le sujet. On en revient au dogme positiviste de la causalité univoque subordonnant le sens à la fonction et la fonction à la structure et déniant toute influence réelle au sens, ramené à « une illusion de la conscience » (mais si la conscience se fait des illusions, celles-ci seront-elles donc dépourvues de bases neurales ?).

  

Conflit d’interprétations en neurosciences

 

La confrontation entre la psychanalyse et les thérapies cognitives se nourrit de simplifications. Sous la grossière opposition : « Science – Anti-science » des amalgames moins apparents sont aussi accrédités. Par exemple, le développement relativement récent en neurophysiologie connu sous le nom de neurosciences cognitives est supposé représenter l’état actuel des connaissances pertinentes pour la question des dysfonctionnements mentaux. Un état des connaissances qu’on présume être assez stabilisé – en particulier unifié en son cadre théorique – pour servir à une évaluation objective des psychothérapies concurrentes et éventuellement fonder une psychothérapie scientifique. En un mot, il n’y aurait qu’une seule neuroscience et elle serait nécessairement cognitive ! Pour une pratique à la recherche de repères, il est assez naturel de surestimer la fiabilité de ceux qu’elle croit trouver dans la recherche. L’y encourage fortement une certaine réticence des chercheurs au questionnement critique à l’égard des présupposés encadrant leur travail. Ainsi « l’usage de la théorie de l’information pour décrire le mental » est-il couramment présenté comme « une nouvelle vision de la vie mentale » dont on se satisfait comme un acquis définitif : « Cette vision informationnelle, a très tôt été associée à une conception représentationnelle qui domine aujourd’hui encore notre mode de pensée...[14]». Réfléchir à l’éventualité qu’éclate prochainement un nouveau « conflit des interprétations » dans les neurosciences comme il en existe un en psychopathologie nous aidera à nous débarrasser de ces préjugés.

Des observateurs perspicaces des sciences du vivant qu’ils considèrent sur la toile de fond du renouveau des idées en mathématiques et en physique ont déjà signalé la persistance du paradigme de Laplace dans les sciences cognitives [15] Le déterminisme du programme d’ordinateur, leur métaphore favorite, reconduit jusque dans l’épistémologie contemporaine le déterminisme de la causalité classique. En effet, d’après Alan Turing lui-même, « il est possible de prédire tous les états futurs (d’une machine à états discrets programmables). Cela nous rappelle les vues de Laplace […] La prédiction que nous envisageons est, cependant, relativement plus effective que celle que Laplace considère [16]». Or, ce paradigme, triomphant dans la physique du XIXe s., a montré ses limites. Il repose sur la croyance à l’indépendance des phénomènes physiques par rapport à la structure de l’espace et du temps, une indépendance qu’on retrouve dans la machine de Turing, dans la mesure où sa structure matérielle est sans importance, pourvu qu’elle autorise des transitions réglées entre états de calcul. Dans la physique d’aujourd’hui « les systèmes dynamiques, la physique quantique, la relativité ont développé de tout autres concepts et inspiré de tout autres philosophies des sciences [17]» qui confèrent à la géométrie de l’espace et du temps un nouveau rôle constituant à l’égard des phénomènes. Ce qui suggère que la matérialisation de l’activité mentale dans les circuits neuronaux d’un cerveau, son incarnation dans un corps et sa situation dans un environnement écologique ne sont pas à concevoir comme de simples transductions d’une information dont la teneur ne serait pas affectée par ces opérations. Parce que celles qu’on a dites, à la différence de la transduction d’information, ne sont justement pas des opérations purement formelles. De sorte que : le cerveau système représentationnel computationnel dédié à l’encodage, au décodage et à la transformation en mouvements musculaires des signaux informationnels de l’univers physique, cette « nouvelle vision de la vie mentale » est désormais à reconsidérer comme survivance d’un paradigme révolu [18]. À l’horizon des sciences du XXIe s. pointe un nouveau paradigme (appelons-le « émergentiel » pour le désigner d’un nom commode). La possibilité y est donnée, pour la première fois, de penser le vivant en termes de systèmes complexes, autonomes, stratifiés, hétérarchiques (non hiérarchiques), dynamiques, critiques (au sens des états critiques d’un système thermodynamique) et mutuellement résonnants. Non limités au contenu de la boîte crânienne, ces systèmes du vivant sont aussi bien subpersonnels (circuits cérébraux) que personnels (agents individuels) et suprapersonnels : jeux, marchés, institutions, réseau mondial. Et en chaque système la configuration d’activité actuelle subit (et exerce en retour) une influence de (et sur) la configuration d’activité synchrone des systèmes de niveau plus élevé ou moins élevé au sein de cette mouvante organisation d’ensemble [19]. 

À première vue, il n’est pas évident que dans ce nouveau paysage épistémologique post-cognitiviste trouve place une discipline aussi fortement ancrée que l’est la psychanalyse dans le XIXe s. Depuis que Ricœur l’a signalé [20] sans se laisser impressionner par les affirmations du contraire de Lacan et son école, le tribut payé par la conceptualisation freudienne de l’inconscient au dynamisme de la physique de son temps (l’énergétisme d’Ostwald), fait partie de la culture commune [21]. Si déjà « l’usage de la théorie de l’information pour décrire le mental fait suite à celui de la thermodynamique dont les métaphores énergétiques avaient été abondamment élimées par des générations de chercheurs [22]», on ne voit pas comment l’obsolescence de cette théorie de l’information pourrait remettre en circulation ces métaphores usées. Sauf si, à côté de l’émergence d’idées inédites, le changement de paradigme en cours comportait la résurgence d’un paradigme ancien. Pour être précis, la résonnance, idée qui remonte au moins à Leibniz et sa théorie de l’harmonie du développement synchrone des monades sans fenêtres (un mode de communication sans transfert matériel), est peut-être de retour dans l’épistémologie des sciences du vivant !


Une dette oubliée envers Theodor Lipps

Aux origines du concept d’inconscient dynamique

D’abord une mise au point. La topique – qu’il est tentant de rapprocher des conceptions hiérarchisantes de Hughlings Jackson [23] – n’est pour Freud lui-même qu’une métaphore de la dynamique : « Lorsque nous disons qu’une pensée inconsciente s’efforce de se faire traduire en préconscient, pour pénétrer de force ensuite dans la conscience, nous n’entendons pas par là qu’il y a formation d’une seconde idée, située en un autre lieu […] Nous n’entendons pas non plus que pénétrer dans la conscience implique un changement de lieu […] Laissons là ces images et disons […] qu’une certaine énergie a été investie ou a été retirée à une organisation, de telle sorte que la formation psychique s’est trouvée contrôlée par une instance ou a été soustraite à son pouvoir. Ici, de nouveau, nous remplaçons un mode de représentation topique par un mode de représentation dynamique; ce n’est pas la formation psychique qui nous paraît changer, mais son innervation [24]».

La question est de savoir si cet inconscient dynamique est une invention géniale de Freud ou un emprunt à une source contemporaine et quelle source précisément. Freud donne la réponse : « Déjà, dans ma Traumdeutung, j’ai tenté, dans le même esprit que Lipps, de poser, non pas le contenu de la conscience, mais les processus psychiques – en eux-mêmes inconscients – comme « les facteurs réellement efficients du psychisme ». […] Je ne puis donc, en écrivant ces lignes, avoir d’autre intention que de renvoyer le lecteur à l’étude détaillée que j’ai consacrée à l’inconscient dans ma Traumdeutung et aux travaux de Lipps, que je considère à cet égard comme de première importance […des travaux qui se fondent sur] l’hypothèse du « psychique inconscient » tel que nous l’entendons, Lipps et moi [25]». Une référence parfaitement correcte, n’en déplaise à ceux qui soupçonnent toujours Freud de reconstruire les faits pour les mettre en conformité avec ses théories [26], puisqu’en effet, dans la Traumdeutung, on peut lire : « Le problème de l’inconscient en psychologie est, selon  les fortes paroles de Lipps (au IIIe Congrès Int. de Psychologie de Munich, Der Begriff des Unbewußten in der Psychologie, 1897), moins un problème psychologique que le problème de la psychologie elle-même [27]».

Notez, toutefois, que le passage ci-dessus (Witz…, n. 1, p. 242) renvoie de façon ambiguë « au chapitre VIII du livre cité de Lipps Über die Psychische Kraft » alors qu’il s’agit en fait de l’ouvrage de Lipps : Komik und Humor 1898, Chap. VIII. Das Gefühl der Komik u. seine Voraussetzungen, Section “Aufmerksamkeit”. “Psychische Energie”, p. 123. On dispensera le lecteur de l’investigation de juge d’instruction qu’il faudrait mettre en route pour démasquer derrière le caractère approximatif de cette indication des intentions cachées du grand magicien de l’Inconscient !

Reportons-nous plutôt au texte de Lipps, que nous avons eu la chance de retrouver dans le fonds de la Reichsuniversität à la Bibliothèque Nationale Universitaire de Strasbourg : « Les processus grâce auxquels se produisent un contenu de sensation ou de représentation, ou qui sont cause de leur existence […] ne sont jamais dans la conscience. Leur existence est seulement inférée (p. 118). Un processus psychique peut être plus ou moins éloigné du seuil de la conscience. Si nous nous représentons spatialement cet éloignement et le seuil de la conscience comme point culminant du processus, nous dirons que les processus psychiques acquièrent plus ou moins de hauteur. Ou, en les comparant enfin à des vagues : ils acquièrent une plus ou moins grande hauteur de vague (120). De même que plus une vague physique s’élève, plus grande est la masse de mouvement physique, ou le quantum d’effet mécanique qu’elle contient, de même un processus psychique inclue-t-il d’après sa hauteur de vague une masse plus ou moins grande de mouvement psychique ou un quantum plus ou moins grand d’effets psychiques. [Autrement dit] le processus psychique qui se rapproche du seuil de la conscience et le dépasse est celui qui inclut le plus grand quantum disponible de force psychique vive ou actuelle. […] De sorte qu’en additionnant les hauteurs de vague des processus psychiques individuels en une hauteur de vague totale, nous pouvons dire que la limitation de la force psychique est le fait que la hauteur de vague potentielle totale des processus psychiques se trouve à chaque moment enfermée dans des limites déterminées (121). La proposition suivante a donc une valeur générale : les facteurs de la vie psychique ne sont pas les contenus de conscience, mais les processus psychiques en soi inconscients (123) [28]».

 

La transition de Einfühlung à Übertragung

La cause est entendue: la conception freudienne du dynamisme psychique inconscient remonte à Lipps ou tout au moins est commune aux deux auteurs, sans parler de la culture ambiante. Mais, Lipps ayant surtout retenu l’attention des chercheurs à cause de sa théorie de l’Einfühlung (sur la base d’une confusion habituelle chez les psychologues de cette intropathie avec l’empathie et la sympathie [29]), on sera peut-être curieux de savoir quel écho la notion d’Einfühlung a pu avoir chez Freud : « [Dans la contemplation d’un objet esthétique] je me sens faire effort, vouloir et me donner de la peine, et à travers cet effort ou cette peine je me sens résister aux obstacles ou les surmonter, y céder peut-être aussi, je me sens parvenir au but, je sens mon effort ou mon vouloir obtenir satisfaction, je sens le succès de ma peine. En un mot je sens un « acte intérieur » en toute sa variété. […] je me sens d’une activité énergique, libre, fier de moi. Mais je ne me sens pas ainsi en face de l’objet ni vis-à-vis de lui. C’est plutôt en lui que je me sens ainsi. […] Le plaisir esthétique est sentiment immédiat de sa propre valeur […] pas de séparation là entre le je jouissant et ce en quoi je trouve ma joie; car ce je vécu y est immédiatement un et le même (p. 187). […] Le concept d’intropathie contient tout cela, qui constitue son sens. L’intropathie est le fait que l’objet est Je et du même coup le Je objet, que le contraste entre moi et l’objet disparaît, ou pour mieux dire, n’existe pas encore (188). […] Je vois un bras tendu. La façon dont il se tend a quelque chose de libre, de léger, de plein d’assurance et de fierté. D’une manière générale, je vois un homme accomplir n’importe quels mouvements avec force, légèreté, liberté, peut-être même avec audace. Ces qualités sont l’objet de mon attention la plus entière. C’est alors que je sens à nouveau un effort, que peut-être je déploie moi-même. Je me sens actif. J’imite les mouvements. Je sens la peine, la résistance opposée aux obstacles, la victoire sur eux, l’accès au but. Tout cela je le sens réellement. Je ne me contente pas d’en avoir une représentation. […] Enfin cette imitation est involontaire : elle l’est d’autant plus que je m’adonne à la contemplation du mouvement et plus elle est involontaire, plus je suis dans ce mouvement par la contemplation (p. 190) [30]».

Au lecteur, maintenant, de juger si Freud n’a pas entendu et retenu la leçon de Lipps : « Mais qu’est-ce qui déclenche en nous le rire au moment où nous apercevons que les mouvements d’autrui sont démesurés et contraires à leur objectif ? C’est, je pense, la comparaison des mouvements de cette personne à ceux que j’eusse faits à sa place. Il va sans dire qu’il faut appliquer aux deux grandeurs comparées une commune mesure, et cette mesure est ma dépense d’innervation liée, dans un cas comme dans l’autre, à la représentation du mouvement. […] Or, lorsque je perçois, chez un autre, un mouvement similaire, de plus ou moins grande amplitude, la voie qui me mènera le plus sûrement à sa compréhension coïncidera avec celle que je suivrais moi-même pour reproduire, par imitation, ce même mouvement : je puis décider lequel de ces deux mouvements nécessite, chez moi, une dépense supérieure. Cette impulsion à l’imitation se produit sans aucun doute lors de la perception du mouvement. […] C’est là que la physiologie nous montre la voie en nous apprenant que, même au cours de la représentation, les influx nerveux s’écoulent vers les muscles, influx qui, il est vrai, ne correspondent qu’à une dépense modique. […] Je puis même me figurer que l’influx nerveux somatique qui correspond au contenu représenté a marqué le début et l’origine de la mimique destinée à communiquer une représentation, il suffirait d’accroître cet influx, de le rendre perceptible à autrui, pour lui faire remplir cette mission. […] Donc, lorsque j’éprouve « la volonté de comprendre » ce mouvement, j’engage une certaine dépense et je me comporte exactement comme si je me mettais à la place de la personne observée. Je saisis probablement en même temps le but de ce mouvement […] je m’y prends comme si, pour mon propre compte, je cherchais à atteindre le but de ce mouvement. […] Il apparaît donc que la cheville ouvrière du comique n’est que la différence de deux dépenses d’investissement – dépense « par sympathie » et dépense de mon moi –  peu importe au profit de qui s’établit cette différence [31]».

 

La cure : manipulation du transfert

De là, sans doute, l’idée du transfert spontané de l’énergie psychique ou libido du patient sur la personne du thérapeute, et l’intuition qu’il serait possible d’exploiter ce transfert pour manipuler la libido du patient en vue de favoriser son travail de réintégration de ses manifestations morbides (affects clivés, désirs censurés, souvenirs oubliés). Aboutissement de la chaîne : dynamique de l’inconscient – Einfühlung – Übertragung, le concept même de la cure psychanalytique repose donc sur l’hypothèse de la possibilité d’une synchronisation, laborieuse et transitoire, de la neurodynamique des inconscients psychiques respectifs du patient et du thérapeute. D’où l’aspect typiquement agonistique de la cure :

« Cette lutte entre le médecin et le patient, entre l’intellect et les forces instinctuelles, entre le discernement et le besoin de décharge se joue presque exclusivement dans les phénomènes de transfert [32]».

« Il arrive aussi que l’on n’ait pas le temps de passer aux instincts sauvages les rênes du transfert ou bien que l’acte itératif provoque la rupture du lien qui attache le patient au traitement. […] C’est dans le maniement du transfert que l’on trouve le principal moyen d’enrayer l’automatisme de répétition et de le transformer en une raison de se souvenir. Nous rendons cette compulsion anodine, voire même utile, en limitant ses droits, en ne la laissant subsister que dans un domaine circonscrit. Nous lui permettons l’accès du transfert, cette sorte d’arène, où il lui sera permis de se manifester dans une liberté quasi-totale et où nous lui demandons de nous révéler tout ce qui se dissimule de pathogène dans le psychisme du sujet [33]».


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[11] Lionel Naccache, Le Nouvel Inconscient. Paris, Odile Jacob, 2006.

[12] Arnaud Plagnol, Psychiatrie, Sciences Humaines, Neurosciences, II(2), p. 38-46, 2004.

[13] Arnaud Plagnol, Espaces de représentation. Théorie élémentaire et psychopathologie, Paris, CNRS Editions, 2004.

[14] L. Naccache, op. cit., p. 63.

[15] Francis Bailly et Giuseppe Longo, Mathématiques et sciences de la nature. La singularité physique du vivant, Paris, Hermann, 2006, p. 108.

[16] Alan Turing, « Computing Machines and Intelligence », Mind, LIX, 1950.

[17] F. Bailly et G. Longo, ibid.

[18] Malheureusement, à l’Institut Jean Nicod, à l’ENS (Département des Études Cognitives) de Paris, où l’on s’en tient à la doctrine de Noam Chomsky, Jerry Fodor et Stephen Pinker, on ne voit pas l’urgence de la tâche.

[19] Pour ne mentionner que quelques uns des promoteurs de cette nouvelle épistémologie des sciences du vivant : Francis Bailly, Alain Berthoz, le nouveau CREA, Gerald Edelman, Rodolfo Llínas, Giuseppe Longo, Jean Petitot, Francisco Varela…

[20] P. Ricœur, op. cit.

[21] Joëlle Proust, « La psychanalyse au risque des neurosciences », in C. Meyer (dir.) Le Livre noir de la psychanalyse, op. cit., p. 652.

[22] L. Naccache, ibid.

[23] L. Naccache, op. cit., p. 55-66 et aussi p. 366-367 : l’apologue du maître d’école, de la classe et de l’anti-classe.

[24] Sigmund Freud, Die Traumdeutung, 1900, trad. fr. I. Meyerson rév. D. Berger, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 518.

[25] Sigmund Freud, Der Witz und seine Beziehung  zum Unbewußten 1905, p. 242, 268.

[26] Mikkel Borch-Jacobsen, „Un citoyen au-dessus de tout soupçon“, in C. Meyer, Le Livre noir de la psychanalyse, p. 101-113.

[27] Sigmund Freud, Die Traumdeutung, op. cit., p. 157.

[28] Theodor Lipps, Komik und Humor, op. cit.

[29] Sur la différence entre Einfühlung et empathie voir A. Berthoz et J.-L. Petit, op. cit., p. 241-242 et 289-296.

[30] Theodor Lipps, „Einfühlung, innere Nachahmung, u. Organempfindung“.

[31] Sigmund Freud, Der Witz…, p. 317-325.

[32] Sigmund Freud, « La dynamique du transfert », 1912, in La Technique psychanalytique, trad. A. Berman, Paris, Presses Universitaires de France, p. 50-60.

[33] Sigmund Freud, « Remémoration, répétition et élaboration », 1914, in La Technique psychanalytique, op. cit., p. 105-115.

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