La spatialité du corps propre - III
VII. Conclusion.
Accumulant les preuves de relativité des cartes fonctionnelles aux potentialités illimitées de l’usage du corps plutôt qu’à la configuration actuelle de ses structures anatomiques, ces recherches se sont développées depuis la considération de l’aire somatosensorielle primaire, substrat présumé de l’expérience corporelle proprioceptive, jusqu’à l’examen des modifications corrélatives des cartes somatomotrices de l’aire motrice primaire, en passant par les modifications corrélatives de toutes les aires sensori-motrices de projection somatotopique intermédiaires. Du même coup, l’explication causale par mécanismes sous-jacents, qui croyait avoir touché avec les cartes corticales le sol ontologique de la représentation cognitive du corps, est obligée de revenir sur ses prétentions à l’ultima reductio et d’expérimenter des modèles spéculatifs de rechange, devant l’insuffisance du modèle de projection somatotopique du mécanisme représentationnel. D’incessantes réinterpétations sous la pression de données récalcitrantes ont fait perdre son apparence de clarté initiale à l’idée d’une relation causale univoque (un «mécanisme») entre aire de projection sensorielle, territoire de représentation cérébrale et représentation cognitive. Aucun palliatif définitionnel ne remédiera à l’incompatibilité foncière entre les nouvelles et les anciennes intuitions directrices. Or, il semble à l’heure actuelle que ce qui flotte dans l’esprit des chercheurs soit l’idée —antireprésentationnelle— d’une circulation d’influences mutuellement formatrices et modulatrices à travers une ou plusieurs boucles cortico-sous-corticales, reliant entre elles plusieurs aires diversement mises à contribution par une même conduite de l’agent. N’est plus à l’ordre du jour la réduction de la phénoménologie de notre expérience vécue du corps propre (ou de la description clinique du schéma corporel) à une simple projection topographique de l’anatomie des organes périphériques sur l’homoncule central. Primat de l’usage structurant par rapport aux structures stabilisées! La somatotopie ancrée dans une conception du rapport cerveau - corps comme représentation, est relayée par une somatodynamique tendue vers l’action.
Ce serait se contenter d’une naturalisation bien superficielle, que de s’arrêter au repérage des structures cérébrales susceptibles d’être les supports des régularités de l’expérience vécue. Si une phénoménologie descriptive peut, à la rigueur, s’en satisfaire, la théorie de la constitution du corps propre doit, et peut, aller plus loin. Car, entre constitution et neurophysiologie, il y a une affinité profonde : le rôle des vécus immanents de l’agir, dans la constitution de son sens d’être pour l’agent, renvoie au rôle, inducteur et modulateur, des usages du corps dans l’action par rapport au dynamisme des circuits neuronaux, dont il est prouvé que les cartes somatotopiques ne sont que des coupes instantanées. L’action façonne notre expérience changeante du corps du même mouvement qu’elle imprime dans les centres cérébraux une somatotopie, que remodèle constamment l’usage du corps qui sous-tend cette expérience. Pointer le doigt, tour à tour, sur l’aire si, sii, sma, pm ou mi, comme support du schéma corporel n’apporte donc rien; sauf à ajouter que le dynamisme formateur des prétendues «cartes somatotopiques» ne fait pas que dessiner sur ces territoires cérébraux la représentation du corps, mais qu’il constitue celui-ci en son sens d’être pour l’agent. Ou, plutôt, pour ne pas tomber dans un objectivisme empirico-transcendantal, qu’il est une pré-condition somatologique de la possibilité transcendantale de son émergence à la conscience du sujet. Les opérations de la constitution transcendantale du corps propre referment le circuit ouvert par la réduction du corps objectivé aux kinesthèses des organes perceptifs et moteurs. La réduction, je le concède, est abstraction, la constitution fiction imaginative. Deux mouvements qui peuvent paraître se répondre dans un vide de tout corps, de tout monde. Cela serait sans doute le cas, si cette constitution n’était pas celle d’un sens d’être unique en son genre : le corps propre, incarné dans l’expérience de celui qui l’habite. Complète, seulement si sa prise en charge par le système kinesthésique l’inscrivait dans l’horizon d’un métabolisme biologique déterminé, l’opération de réduction et de constitution ne pouvait l’être au seul plan des actes mentaux d’un esprit désincarné.
Sans exclure «qu’une intelligibilité mathématique de l’espace du vivant»(expression de Giuseppe Longo) ait été l’objectif ultime de Husserl mathématicien, réduire son entreprise à un essai inabouti d’axiomatisation (riemanienne, non euclidienne: Husserl 1973, p. 309-316, 371-372) de notre proto-spatialité originaire dépasse ma compétence. Faute de mieux, pour la constitution kinesthésique du corps propre, telle qu’elle ressort des inédits, la récente reconnaissance scientifique du rôle de l’usage comme inducteur de plasticité cérébrale m’apparaît une illustration convaincante. À peine réveillée du sommeil dogmatique de son physicalisme computationnel (le cerveau : machine de Turing auto-descriptive représentant la structure anatomique du corps qui le contient: Johnson-Laird 1983, p. 472), la recherche en neurosciences s’est lancée dans une course-poursuite entre les manifestations d’une «neuro-pragmatique cérébrale» qui décalque dans le cerveau la téléologie de l’action, et les hypothèses mécanistes qu’on doit imaginer pour réduire ces apparences de téléologie à la merveilleuse complexité des réseaux neuronaux. Le mystère persistant est : le vivant, même amputé ou cérébro-lésé, n’en fait pas moins le meilleur usage possible des ressources qui lui restent. Mystère redoublé par sa banalité. Car, toutes les fois que les ressources dont la Nature l’a doté ne lui suffisent pas pour atteindre des buts qu’il s’est arbitrairement fixés, sans façon, le vivant s’en procure de nouvelles. C’est alors qu’on pioche dans la panoplie des hypothèses subtiles à la limite des capacités de représentation formelle des modèles mathématiques disponibles : dé-répression de circuits préexistants normalement masqués par une inhibition collatérale, redistribution des poids synaptiques d’un réseau neuronal avec émergence de schème d’activation inédit, réorganisation des connexions cortico-sous-corticales divergentes-convergentes, etc. Qui, de la machine ou de l’action, l’emportera dans cette compétition ? On se contenterait de savoir qui a l’avantage dans la situation épistémologique présente : car le mécanisme, le causalisme, et le localisationnisme, chassés du paradis d’une phrénologie laplacienne, sont encore trop en recherche d’eux-mêmes pour être au rendez-vous des nouvelles connaissances sur le vivant.
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