Repenser le corps avec les neurosciences - VII
À la différence du philosophe analytique, surtout soucieux de ne
pas se compromettre avec des entités suspectes pour lui, dès lors
qu’il les croit suspectes pour d’autres : volonté, intention, autonomie,
etc., le physiologiste assumant spontanément l’existence d’un substrat
biologique de l’action volontaire (cherchant, peut-être, sous le
substantif la substance ?), ne dérive pas ses motivations d’une autre
source que celle de l’étonnement à propos de la possibilité du libre
arbitre qui a nourri la tradition philosophique. Comment comprendre
l’action volontaire, dans laquelle l’organisme se comporte comme si
le cerveau était capable d’initiation (et d’effectuation) ? L’hypothèse
de rechange est que l’intégration du comportement ne se réduit pas à
une pure coordination d’arcs réflexes sous le contrôle du stimulus,
mais qu’elle comporte une phase de programmation purement
interne où les paramètres du mouvement (y compris l’ordre
d’enchaînement des réflexes) sont fixés a priori par anticipation sur
l’état futur des récepteurs. Le mode d’activité de certaines régions
anatomiques du cortex cérébral, ou plutôt la circulation d’activité
entre ces régions, est le support de cette fonction d’intégration
sensori-motrice de haut niveau. Cette activité est relativement
indépendante des afférences sensorielles comme des efférences
motrices périphériques. Autonomie diversement conçue : tantôt aire
privilégiée au sommet d'une hiérarchie unique, tantôt clôture interne
d’un réseau, dont aucun des constituants n’est à la périphérie (du fait
des connexions réentrantes), et tantôt mélange paradoxal de
hiérarchie et de parallélisme. Durant les deux ou trois dernières
décennies différentes méthodes ont été appliquées en
neurophysiologie pour la validation de cette hypothèse générale et
l’identification des corrélats neuronaux de l’autonomie au fondement
de l’action volontaire :
L’électro-encéphalographie a permis une découverte
fondamentale pour la neurophysiologie de la volonté, celle du
potentiel de préparation (Bereitschaftspotential) par Hans Kornhuber
(Université d’Ulm) en 1964 (Kornhuber et Deecke (1964); Deecke,
Scheid, Kornhuber (1969)). Quant un sujet humain accomplit un
mouvement volontaire de l’index ou de la main, on enregistre à
l’aide d'électrodes placées sur le scalp une différence de potentiel
négative qui débute 500 msec avant, et s’amplifie progressivement
jusqu’au mouvement (M°). Son maximum se localise au vertex, audessus
des aires motrices supplémentaires (SMA). Dans les 150
msec avant M°, on enregistre un pic de négativité accrue maximum
au-dessus de l’aire motrice primaire controlatérale MI, carte
somatomotrice de la main. L’indépendance des sources du potentiel
de préparation (PP) et du potentiel moteur (PM) a été démontrée par
le maintien du premier et la suppression du second dans la maladie
de Parkinson. L’interprétation associe le PP à la formation de
l'intention, le PM à l'effectuation. La relation entre la disposition à
l'action et l’expérience consciente de vouloir a été explorée par
Benjamin Libet (Libet, Wright, Gleason (1982); Libet (1989)). Une technique
raffinée combinant l’introspection et la chronométrie a permis de
comparer le début du potentiel de préparation cérébral précédent une
action volontaire de flexion des doigts ou de la main avec
l'occurrence de l'intention d'agir, puis avec celle de la conscience
d'agir. Résultat : le potentiel de préparation précède de plusieurs
centaines de msec l'intention, qui n’aurait donc pas l'initiative de
l'action. Ce qui reste compatible avec une fonction de la conscience,
celle-ci pouvant, une fois atteinte « l'adéquation neuronale » requise,
autoriser ou inhiber la réalisation motrice.
L’imagerie par mesure du flux sanguin cérébral régional
(expérimentations de P.E. Roland et son équipe de l’hôpital
Bispebjerg de Copenhague (Roland, Larsen, Lassen, Skinhøj 1980)
a révélé que des mouvements volontaires complexes étaient associés
chez l’homme à un accroissement de flux sanguin dans l’aire motrice
supplémentaire (SMA). Précisément, il y a activation bilatérale du cortex
mésial supérolatéral par une suite de mouvements volontaires rapides
d’opposition du pouce et des doigts d’une main exécutés dans un
ordre chaque fois différent, que ces mouvements soient réellement
effectués ou mentalement programmés. Pas d’activation, en
revanche, pour une suite de flexions répétitives de l’index, ni pour la
contraction constante d’un ressort entre le pouce et l’index.
Activation, enfin, du cortex moteur primaire (M1) controlatéral dans
toutes les conditions excepté la programmation mentale.
Interprétation : les SMA ne sont pas des « aires motrices
supplémentaires » par rapport aux aires M1, mais sont plutôt des
aires supramotrices, sans doute le siège de la programmation du
mouvement volontaire par rappel des sous-routines gardées en
mémoire et de la formation d’une suite temporelle d’ordres moteurs
correspondants.
L’enregistrement de neurones par électrodes implantées chez le
singe autorise une différenciation plus précise des contributions
respectives des différentes aires motrices et prémotrices à un
comportement « auto-initié », sinon volontaire (Fuster (1973);
Tanji et Kurata (1982), (1985). On a établi que certaines activités neuronales
préparatoires au mouvement n’y sont pas directement subordonnées,
ce qui n’empêche pas qu’elles peuvent être modulées par une stimulation
externe. Précisément, l’activité des neurones du SMA ne semble contrôlée ni
par le stimulus externe (S), ni par le mouvement requis par la consigne
(M), en revanche elle varie en fonction des indications données par S
sur M. Et le profil de cette variation est assez reproductible pour
qu’on puisse classer les neurones en fonction de leur réaction
pendant le délai et de l’incidence du signal externe sur cette réaction.
La proximité de M1 et du système moteur étant généralement
admise, la controverse se poursuit sur la base de ces résultats sur la
place de SMA, PM et PF dans la hiérarchie fonctionnelle du
mouvement, avec l’idée que toutes ces structures forment un même
réseau en guise de consensus.
Cette remarquable convergence de données à partir d’un éventail
de méthodologies variées a donné argument à Sir John Eccles (Prix
Nobel de Médecine 1963) pour une tentative de réhabilitation du
dualisme interactionniste cartésien, avec le SMA en guise de glande
pinéale (Eccles 1982, 1989). Le SMA, lieu de l’événement initial de
l’enchaînement conduisant au mouvement volontaire, serait sous
l’influence directe de l’intention consciente d’agir, considérée comme
action de l’esprit sur le cerveau. Le caractère étroitement localisé de cette
influence psychique n’est toutefois guère cohérent avec les spéculations
inspirées par la physique quantique sur lesquelles cet auteur a voulu
la fonder. L’intention volontaire sélectionnerait pour l’exocytose,
libérant les neurotransmetteurs dans la fente synaptique, les vésicules
des boutons synaptiques des neurones par une opération ne
nécessitant pas de dépense d’énergie, en raison des propriétés de
champ de probabilité quantique des réseaux présynaptiques. J’avoue
ne pas voir pourquoi cette influence de la volonté devrait plus
particulièrement s’exercer dans le SMA, ni au niveau des vésicules
de neurotransmetteurs, à plus forte raison à celui des microtubules du
cytosquelette des neurones qui, d’après l’hypothèse étendue de
Eccles-Hameroff-Penrose, servirait à isoler du désordre ambiant les
effets de cohérence quantique de manière à les sauvegarder au plan
du comportement conscient (Penrose 1989, 1994). Quoi qu’il en soit, je
mettrais volontiers sur le compte d’une « phrénologie quantique », sur
laquelle je m’abstiens de tout pronostic, cette recherche de l’endroit
précis du cerveau où la non localité quantique interfère avec la
causalité classique [Pour d’autres usages possibles de la Mécanique Quantique
en sciences cognitives, cf. ce volume, Chap. IV]. Néanmoins, j’enregistre au
bénéfice, au moins critique, de la pression de la nouvelle physique sur
les neurosciences le fait que, si le défi lancé par Eccles au physicalisme
n’a pas manqué d’être relevé, cela ne s’est pas fait à l’avantage de ce
physicalisme, du moins pas sous la forme d’une réhabilitation du
causalisme périphéraliste de la réflexologie. La critique du privilège
accordé au SMA comme origine de la microgenèse de l’action a
conduit à la mise en évidence d’un réseau étendu d’interactions
circulaires, où l’on ne retrouve pas l’univocité d’influence
qu’implique la causalité, et qui laisse ouverte la possibilité de
phénomènes émergents. Point sur lequel les doctrinaires
physicalistes du connexionnisme ont préféré garder un silence
prudent.
La théorie causale de l’action : obsolète; la phrénologie
quantique : tout au plus un programme pour les neurosciences du
millénaire. Entre-temps à quelle théorie de l’action rattacher
l’autonomie de l’agent humain, si l’autonomie des grammairiens,
juristes et psychologues de l’esprit n’en est pas une ? À l’horizon de
« la philosophie cognitive » (passons sur le présupposé d’existence
d’une expression complaisamment référentielle) : rien de nouveau.
Là-dessus, je suis bien aise de m’en remettre au témoignage de Jean-
Michel Roy. Jean-Michel, qui a beaucoup réfléchi sur le projet d’une
nouvelle physiologie de l’action dont A. Berthoz se veut le
promoteur, doute que son anti-représentationnalisme soit cohérent,
parce qu’il n’aperçoit rien dans les théories actuelles du mental qui
puisse suppléer la théorie représentationnelle dominante, de façon à
rendre compte de l’ubiquité du rôle de l’action dans la perception
(Roy 2002, Chap. 9). Et il aurait entièrement raison, si les neurosciences
n’avaient pas d’autre interlocuteur possible en matière de « théorie de
l’esprit ». Berthoz n’aurait pas appelé à une révolution théorique
renversant au bénéfice de l’action le primat traditionnel de la réception
sensorielle. Tout au plus aurait-il appuyé une certaine forme de
représentationnalisme (la simulation interne) contre une autre
(informatio-transformatio-computationnelle). Sauver la cohérence de
la physiologie de l’action suppose donc de repenser l’agir comme
donation de sens d’être aux choses dans et par l’opération du
percevoir. Je retrouve là le programme d’une théorie kinesthésique
de la constitution transcendantale. Des opérations constituantes, les
mécanismes neuronaux sous-jacents aux kinesthèses implémentent
les conditions de possibilité empiriques : ces mécanismes en sont en
quelque sorte l’a priori contingent. De même, les rétines doivent-elles
avoir une fovea (« ce cadeau de l’évolution ») pour que la
phénoménologie du champ visuel présente sa structuration typique
avec sphère d’évidence proche et horizon d’implicite lointain.
Manifestement, les travaux en cours ont mis le cap sur la relativité du
sens de l’être au sens du mouvement : inutile d’attendre le label
« philosophie cognitive » pour réactiver à l’avantage de la science
d’aujourd’hui cette intuition ? qui n’est autre que celle du dernier
Husserl!