Repenser le corps avec les neurosciences - V
Se résigner à un pareil « recouvrement de l’expérience par un
vêtement d’idées » (Husserl) ou à cet « arraisonnement de l’être par
la technique » (Heidegger), serait méconnaître que dans « modèle
interne » il y a « interne », et que la motivation d’un usage non
purement décoratif de ce concept est la volonté de ressaisir une
intuition. Intuition sur ce qui se passe dans le cerveau, sans doute,
mais plus profondément sur le substrat neurobiologique de
l’autonomie de l’organisme. Peut-être aussi de la spontanéité du
vivant comme source d’action et d’auto-affection. Peut-être enfin de
l’immanence à soi de l’expérience vécue et de la transcendance
intentionnelle des objets de la conscience. Quoi qu’il en soit, des
analoga comme ceux-là, qu’on pourrait installer sur des robots, ne
sont pas encore la chose de la physiologie. Comme le formalisme des
équations qu’ils concrétisent matériellement, ils sont grevés d’une
double sous-détermination. Sous-détermination sémantique d’abord,
car les fluctuations de son usage dans la littérature montrent que ce
concept de « modèle interne » ne diffère essentiellement ni par le
sens, ni par la référence, du concept cognitiviste de représentation
mentale, ou de ses avatars. En effet, ce qu’on désigne « modèle
interne » peut à peu près indifféremment être appelé représentation,
image, copie, carte, code, plan, schème, savoir implicite, théorie,
algorithme, compétence, apprentissage, etc. Quant à ce dont il peut y
avoir modèle interne, pratiquement tout objet possible de
représentation mentale en fait partie : les objets, états de choses,
événements, actions propres ou étrangères, organes du corps propre,
effecteurs des mouvements ou capteurs sensoriels, le corps entier,
l’environnement enfin. Sous-détermination implémentationnelle,
ensuite, car si l’on ne sait déjà pas quels peuvent bien être les
corrélats neurobiologiques des représentations mentales dans un
esprit, on risque de ne pas être plus avancé avec les MI, insister sur
ce qu’ « interne » est à entendre au sens de neuronal (non mental)
n’y change rien. [Les spécialistes du cervelet nous préparent peut-être un démenti :
Wolpert, Miall, et Kawato (1998)].
Ces transferts conceptuels observables au plan d’une
épistémologie factuelle sont comme les mouvements des grains de
limaille de fer exposés à un champ électro-magnétique variable : il
faut une épistémologie plus sensible aux enjeux idéologiques
généraux pour dessiner les mouvantes lignes de force du champ
épistémique qui contraignent les concepts à ces déplacements. En ce
qui concerne le MI, toute la question est de savoir si le réseau
enchevêtré des trop nombreuses lignes théoriques qu’on pourra citer
tend à s’organiser, ou non, selon deux axes distincts et opposés. Bien
sûr, il a été fortement dit que les neurosciences se trouvaient à la
croisée des chemins. D’un côté, une tradition où les influences
mêlées du primat du théorique par rapport au pratique, de la vision
par rapport à l’action, de l’esprit par rapport au corps, du langage par
rapport à l’expérience, du calcul symbolique par rapport à l’intuition
géométrique, etc., se sont stabilisées sous une forme familière, celle
de la théorie de l’esprit du cognitivisme, doctrine unanimement
adoptée par les psychologues et qui tend à infiltrer les sciences
voisines : physiologie et sociologie. De l’autre, l’idée d’une nouvelle
physiologie de l’anticipation, forme d’intégration future d’un
ensemble d’exigences récurrentes et de propositions de rechange en
vue de réhabiliter, sur une base neurobiologique, les aspects du
vivant dont la phénoménologie a payé de sa mise à l’écart des
courants majoritaires de la philosophie à prétention scientifique
l’importance qu’elle leur a d’emblée et constamment reconnus :
priorité du sens par rapport à la donnée, enracinement corporel de
l’action, contribution du percevant au monde perçu, intentionnalité
non linguistique de la perception, constitution mutuelle de l’agent et
de l’environnement dans leur interaction.
Néanmoins, si stimulant qu’il soit de pouvoir regrouper en vue
d’affrontement décisif les idiosyncrasies, variétés d’approches et
divergences d’opinion dont est faite la controverse scientifique
actuelle, le MI garde une ambiguïté qui le situe plutôt à un foyer de
tensions contraires, mais pas nécessairement contradictoires. Veut-on
opposer une psychologie computationnelle qui présuppose un
organisme cognitif aux capacités de calcul illimitées à un
mouvement de cognition incarnée et située qui cherche une plus
grande fidélité aux limitations effectives de l’organisme ? Eu égard à
cette polarité d’influences théoriques, le MI apparaîtra tour à tour,
mais non sans paradoxe 1°) mécanisme de la neuro-computation du
cerveau-machine (de Turing), 2°) mais qui simplifie cette neuro-
computation par des processus neuro-mimétiques localement
efficaces bien que logiquement non orthodoxes. Mise-t-on sur le
contraste entre une théorie représentationnelle de l’esprit, système
physique intériorisant des copies des objets extérieurs, et une
tendance à promouvoir le rôle de l’action dans l’attribution d’un sens
au monde perçu, plutôt que de limiter cette action au pouvoir d’y
provoquer des changements physiques ? Le MI apparaîtra tantôt 1°)
une théorie physique naïve intégrant les propriétés physiques des
objets à la commande motrice, 2°) un analogon concret support de
manipulations internes permettant à l’organisme d’anticiper sans
risque les conséquences de l’action. Fait-on passer le clivage entre
des sciences cognitives, d’un côté, dont la théorie causale de l’action
récupère les dogmes physicalistes : objectivité absolue, causalité
universelle, et de l’autre, la révolution des idées issue de la
phénoménologie et de la microphysique, qui repensent objectivité et
causalité à travers leur incessante constitution dans les interactions
pratiques entre agents connaissants ? Le MI apparaîtra ici 1°) activité
d’un vivant condition de l’émergence de valeurs d’utilité pratique
dans son environnement, là 2°) configuration prédonnée de réseaux
neuronaux dont l’actualisation ne saurait être qu’un décours
purement causal dans une temporalité non originaire.
De la question de savoir si l’introduction du MI en physiologie
n’aura donné qu’une variante affaiblie du représentationnalisme
dominant les sciences cognitives, ou si elle aura préparé la relève de
ce représentationnalisme par une solution de rechange plus radicale,
il n’y a sans doute pas de décision qui ne soit — car, cela peut être
aussi le cas en science, cf. l’économie — prédiction créatrice de
l’événement annoncé. Devançant, donc, un mouvement qu’il n’y a
sans doute pas moyen de faire autrement que devancer pour
l’exprimer, je me risquerai à dire : c’est uniquement dans la
perspective d’une nouvelle physiologie de l’action dérivant sa
conceptualité d’une mimétique pragmatique encore à créer, qui ne
sera plus un simple déguisement de la théorie de l’esprit-cerveau
calculateur, mais conférera un sens littéral à tout ce qu’on a dit de la
simulation interne de l’action, qu’il deviendra manifeste que le MI
transgresse le cercle de la représentation au lieu d’y rester enfermé.
Et que se dénoncera, par là même, le statut proprement métaphysique
de ce que certains ne semblent pas pouvoir s’empêcher de supposer
comme devant être « à l’extérieur » de l’organisme « avant » son
intervention active, l’original de ce modèle, référence externe qui
infiltre subrepticement dans la cognition le dogme du monde
indépendant des activités perceptives et pratiques de ceux pour qui il
y a ce monde, monde néanmoins curieusement chargé pour eux de
significations. Cette nouvelle perspective déploie dans toute son
extension, depuis la physique élémentaire jusqu’aux sciences de la
cognition, la critique de l’objectivisme et du causalisme
physicalistes, que leur déconsidération assez générale auprès des
physiciens n’empêche pas qu’ils s’opiniâtrent chez les biologistes,
psychologues et philosophes de l’esprit : les auteurs de ce volume entendent
contribuer à ce que cette situation change (cf. Chap. IV). Le défaut de temps me
dispense de démontrer la thèse fondamentale, que la théorie de la
constitution transcendantale des objectivités de la connaissance
humaine de Husserl est à l’épistémologie de la nouvelle physique ce
que l’Analytique transcendantale de Kant, avec ses catégories fixes,
était à l’épistémologie de l’ancienne. Et je passe aux corollaires :
Solution des paradoxes. Pourquoi cette tendance paradoxale à
ramener à l’intérieur de l’organisme par le biais des MI dans son
cerveau tout ce que la tradition laisse à l’extérieur, que ce soit le
monde physique, ou les organes dits « périphériques » ? — Husserl
aurait dit qu’il n’est pas de transcendance objective, ni d’extériorité,
qui ne soit constituée en son sens d’être pour quelqu’un dans une
immanence, ou intériorité, (inter)-subjective.
Que manque-t-il à la simulation sur MI pour fonder une mimétique
pragmatique ? Réponse : Une physiologie des kinesthèses
(préfigurée par Husserl) qui en finisse avec l’opposition motricité -
sensorialité, et qui sous la dispersion actuelle des concepts
d’afférence proprioceptive, efférence corollaire et réafférence
rétroactive, sache ressaisir l’unité dynamique du système des décours
kinesthésiques de la perception et de l’action. Il n’est pas exclu que
le dégagement de la structure phénoménologique du vécu corporel
par une telle physiologie établissant la connexion systématique entre
actes intentionnels (simulation mentale) et émotions, entre
proprioception et hétéroception (empathie avec d’autres agents) soit
l’intermédiaire manquant entre les hypothèses sur les MI et les
schèmes d’activation neuronale. Pour chercher les corrélats de la
simulation, il faut avoir une idée de ce que c’est que simuler comme
expérience vécue : des MI réduits aux boîtes d’un schéma de flux
informationnel sans autre contenu que les équations de coût de la
programmation linéaire ne font à proprement parler rien, et ne
sauraient donc mobiliser des structures anatomiques pour le faire.
Pourquoi la causalité laplacienne, chassée du monde physique, se
retrouve-t-elle paradoxalement dans les modèles proactifs (forward
models), couramment interprétés comme des modèles de flux causal
(Wolpert) ? Réponse : — Obnubilation objectiviste, car une « causalité
» qui n’est plus qu’en interne relève d’une théorie de la
motivation immanente des actions, au sens du : « si je fais ceci, alors
j’obtiens cela ». Cette causalité, rien moins que laplacienne, est
strictement relative et locale, elle se propage de proche en proche
dans un champ d’action pratique fini et structuré par les contraintes
du mouvement biologique. Elle est causation par agent, et du même
coup, cognition : « je sais ce que je fais parce que je le fais ». La
reconnaissance de son essentielle circularité —le fait que l’agent
tienne compte des effets en retour de son action— rend tardivement
justice à la tradition de l’auto-affection (Fichte).