Dedans ou dehors: est-ce bien la question?

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Intellectica, 2006/1, 43, pp. 79-83

© 2006 Association pour la Recherche Cognitive.

« Dedans ou dehors » : est-ce bien la question ?

 

Jean-Luc PETIT

 

RESUME.

La cognition également préconçue comme transfert du dehors au dedans par les protagonistes du débat « externalisme-internalisme ». – Représentationnalisme cognitif et perspectivisme piagétien, une solution de rechange à la théorie motrice ? – De la prothèse sensorielle à la plasticité de la somatotopie fonctionnelle corticale induite par l’usage d’outil.

Mots clés : Action – représentation, prosthétique et robotique, proprioception vs kinesthèse, philosophie de l’esprit vs phénoménologie, décentration piagétienne vs constitution husserlienne.

 

ABSTRACT. ‘Inside or outside’: is that the question? Cognition prejudiced as something being transferred from the outer into the inner, a common presupposal of both protagonists in the externalist – internalist debate. – Do cognitive representationalism plus piagetian perspectivism amount to an alternative to motor theory? – From sensory prosthesis to plasticity of cortical functional somatotopy induced by tool use.

Key words: Action – representation, prosthetics and biorobotics, proprioception vs kinaesthesia, philosophy of mind vs phenomenology, piagetian decentration vs husserlian constitution.

 

1. L’opposition même entre des postures idéologiques trompeusement antithétiques : externalisme – internalisme, qu’on nous présente comme ayant été adoptées par les protagonistes d’un débat auquel il s’agirait pour nous de « réagir » (la réaction attendue étant, présumons-le, une prise de parti en ce débat), cette opposition renvoie à l’opposition de sens commun entre « le dedans » et « le dehors » et au dualisme paradoxal d’un physicalisme doublé d’un mentalisme, qui grève dangereusement ce sens commun. La Theory of Mind, élaborée dans le contexte de la philosophie analytique et adoptée comme idéologie dominante des sciences cognitives, a beau se vouloir une pure analyse « des concepts dans lesquels nous pensons et parlons (de) l’esprit humain », elle n’en hérite pas moins de cette opposition non critiquée du sens commun comme présupposé caché de son analyse. La phénoménologie, qui n’a qu’une place marginale en ce débat (à travers sa relecture dans la doctrine de « l’enaction » de Varela) mais qui y est tout de même discrètement convoquée comme témoin, se garde de vouloir assumer de tels présupposés. Elle commence par les mettre en suspens (épochè) : nous ne savons rien d’un intérieur ni d’un extérieur avant qu’une pareille partition entre domaines, ou répartition de rôles, ait été mise en place par les actes de quelque(s) sujet(s) agissant(s). Actes qui ne seront déployés que s’ils répondent à une motivation subjective qu’il nous intéressera tout particulièrement de dévoiler et d’interroger. Une différence, quelle qu’elle soit, ne prend sens pour celui qui la fait que comme acte de différer en vertu duquel ceci, ici, est pour quelque raison maintenu séparé de cela, là. Cela est vrai aussi pour cette différence d’où nous vient l’idée de nous représenter les choses en termes de « mental » et de « physique » : une différence qu’on pourra éventuellement faire en certains secteurs entre ce qui se referme sur soi en enveloppant de tous côtés un milieu interne tout en expulsant hors de soi un espace externe et en plaçant des frontières, des interfaces ou des dispositifs de transduction d’information aux entrées, des effecteurs de mouvements, outils ou prothèses aux sorties. On me dira que la phénoménologie, elle-même, se caractérise pourtant bien par son choix de s’installer systématiquement sur le terrain de la seule expérience interne. La réponse est que loin d’être celle que la phénoménologie donne d’elle-même, cette façon de la caractériser repose, à nouveau, sur le préjugé indiscuté de la différence dedans – dehors que cette phénoménologie remet justement en cause.

 

2. Représentation, inférence, construction, constitution. En honnête philosophe analytique, Pierre Jacob s’en tient à l’examen des arguments des chercheurs empiriques. Regardons donc son procédé argumentatif. Il commence par une mise en garde faite aux partisans d’une théorie motrice. Attention à ne pas confondre la perception et l’action (category mistake) : « Avoir une intention consiste à représenter un état de choses non réalisé. Agir consiste à transformer un état de choses possible en un état de choses réalisé. Contrairement à la formation d’une intention et à l’exécution d’une action, percevoir consiste à enregistrer un fait (ou un constituant d’un fait) ». Replacé sur la base supposée saine de cette norme d’emploi des mots, le débat apparaît étrangement limité. « Le monde est la totalité des faits (Tractatus 1.1) – Nous nous faisons des images des faits (2.1) – L’image est un fait (2.141) ». Conclusion : c’est une illusion de croire que le sujet percevant pourrait introduire dans le monde un nouveau fait. « L’action » : il n’y a rien de tel. D’où, pas de théorie motrice. Cette mise au format sémantique est appuyée d’un argument plus empirique en apparence. Pour débouter l’argument anti-représentationnel tiré de la complétion motrice implicite des détails non remarqués d’une scène visuelle, il souligne « qu’on ne peut remarquer une différence entre deux scènes distinctes perçues successivement que si on effectue une comparaison entre les deux scènes successives. On ne peut comparer à t2 une scène perçue à t1 si on ne dispose pas à t2 d’une représentation de la scène perçue à t1. » Or, ces concepts de comparaison et représentations comparées sont des réinterprétations des données en fonction de l’idéologie (au sens quinien) de la représentation. D’une manière générale, la conception représentationnelle de la perception, assumée d’entrée de jeu comme vraie, se défend en s’appuyant sur des données, voire seulement des hypothèses imprégnées d’idéologie représentationnelle (y compris des hypothèses controversées, comme l’explication des hallucinations des schizophrènes comme trouble de « l’agentivité » par Christopher Frith, 1992/19961, pp. 1505-1512). [Elle est controversée sur la base de travaux qui imputent « les voix » des schizophrènes à la perturbation localisée du système neural de la perception de la parole (normalement consacrée à des voix étrangères) plutôt qu’à un trouble cognitif plus général concernant l’attention au monde extérieur : R. E. Hoffman et al. (1999, pp. 393-399)]. En un mot, le ressort logique de l’argument est la petitio principii. Par exemple, la constance perceptive des objets ne saurait être – à défaut d’une formation de sens originaire, ou « constitution» (au sens de Husserl, une notion transcendantale que nous n’aurons pas l’outrecuidance d’introduire en ce débat entre deux acceptions, interne et externe, du naturalisme) – ne serait-ce qu’une construction du sujet percevant sur la base des apparences perceptives. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas déduire logiquement le jugement moins complexe sur la circularité d’une assiette à partir du jugement plus complexe sur son ellipticité vue d’ici. Mais, qui parle de jugements et d’inférence d’un jugement à un autre ? Autre exemple. La proprioception n’est jamais conçue comme un véritable sens du mouvement [le vécu du «se mouvoir» de l’agent, kinesthèse au sens de Husserl : pour une interprétation physiologique de ce concept phénoménologique, cf. Berthoz et Petit (2006)], mais ou bien comme une sensation périphérique ou bien une représentation sensorielle de l’ordre moteur (copie d’efférence), ce qui convient fort aux obsédés de la comparaison entre représentations (ou « modèles internes », voir la critique de l’abus de ce concept in J. -L. Petit (2003, pp. 30-36, 127-180), mais exclut toute possibilité de transition entre l’agir et le sentir.

 

3. Ego - allo : une dichotomie dogmatique. « D’un autre côté – affirme P. Jacob croyant disqualifier ‘le slogan de Poincaré’ sur la fonction motrice de la perception – le système visuel humain peut représenter la position spatiale d’un objet dans plusieurs référentiels distincts : dans un référentiel égocentré (ou centré sur l’axe du corps de l’agent) et dans un référentiel allocentré (centré sur un constituant de la scène visuelle). » Et il explique fort charitablement « qu’en philosophie et en sciences cognitives, le mot ‘égocentricité’ est parfois utilisé (…) pour désigner la propriété d’un référentiel (ou d’un cadre de référence) relativement auquel le système visuel représente la position spatiale d’un objet. » En fait, la littérature de science cognitive fait endosser à Piaget la paternité d’oppositions dichotomiques qui écartent toute question sur l’accessibilité à l’ego de ce qui lui est simplement juxtaposé comme « autre » (allo…). Or, son scrupule dans l’observation des phases intermédiaires évoque tout le contraire d’un absurde jeu de ludion basculant d’un point de vue égocentré dans un point de vue allocentré. (Une expression elle-même paradoxale, puisque la notion même de « point de vue » renvoie à un ego : « un point de vue objectif » est typiquement une contradictio in adjecto.) Il serait facile de démontrer en revenant à La construction du réel chez l’enfant que Piaget, lui-même, n’était pas si éloigné qu’on croit d’admettre le rôle de l’action (non du mouvement, ni de la représentation) comme opérateur de la nécessaire transition du monde pré-objectif sensorimoteur de l’enfant au monde des objets permanents de l’adulte. Car, en effet, une fois qu’on a séparé les stades de développement, le problème qui se pose est de rétablir la continuité de ce développement. Et la solution ? On n’a pas le choix : il faut trouver dans le stade antérieur le mécanisme de transformation de coordonnées ego – allo qui rende possible le passage au stade ultérieur. D’après Jean Petitot (2003), cela suggère au mathématicien que la géométrie « ego » du monde de l’enfant est plus riche que la géométrie « allo » du monde adulte, laquelle est triviale. Enfin, à ceux qui voudront encore s’appuyer sur Piaget pour opposer ses constatations empiriques aux prétentions de fondation transcendantale d’une cognition possible par une théorie de la constitution, nous rappellerons ce qu’est « la construction du réel » chez l’enfant. Ce n’est pas la représentation seconde d’un objet préconstitué à cette représentation ; c’est (pour l’enfant) la toute première construction de la représentation même : « objet ». En un autre langage (dont Piaget lui-même n’a pas cru devoir s’abstenir), c’est la constitution du sens d’être de la chose pour le sujet.

 

4. On est surpris que Charles Lenay ne fasse pas référence aux données récentes concernant les corrélats neuraux de l’usage d’outil, en dépit du fait qu’elles apportent un fondement physiologique au phénomène de substitution prosthétique qu’il manipule. Au plan des mécanismes neurobiologiques, en effet, c’est la plasticité représentationnelle cérébrale modulée par la dynamique fonctionnelle qui sous-tend l’extension du corps propre par l’usage d’outil. Atsushi Iriki (1996) a mis en évidence dans le sillon intrapariétal du cerveau du singe des neurones à champs récepteurs bimodaux visuel et tactile dont le champ récepteur visuel, normalement concentré sur la surface de la main, s’allonge dans l’axe du râteau pendant que l’animal l’utilise pour récupérer des boulettes de nourriture, mais reprend sa forme initiale dès qu’il n’a plus l’intention de s’en servir, même s’il le tient encore en main (« neurone du râteau »). Devant la réussite de cette « naturalisation d’une phénoménologie du corps propre » par les neurosciences (mises sur la bonne voie par le phénoménologue : Merleau-Ponty, en l’occurrence, à qui les auteurs de cette recherche font expressément référence), rien ne justifie de vouloir externaliser la constitution « hors du cerveau » en retombant sur le physicalisme naïf de Gibson. Ce qui importe, désormais, c’est plutôt de repenser en fonction des nouvelles données tout le fonctionnement du cerveau à partir de l’intentionnalité de l’ACTION et son engrammation matérielle tout au long de l’expérience individuelle, et non sur les bases traditionnelles : réceptivité passive de la sensation externe plus construction inférentielle de la représentation interne. Rapporté à l’actualité des recherches en prosthétique, le paradigme de Bach-y-Rita apparaît grevé d’un périphéralisme behaviouriste rédhibitoire. Il se limite à suppléer les sensations rétiniennes par des sensations cutanées en palliant l’absence de la bidimensionnalité rétinotopique par l’unidimensionnalité du décours temporel des mouvements exploratoires du capteur. Ce cantonnement à l’interface organe – milieu l’isole de la tendance actuelle de la biorobotique qui est de boucler la boucle : intention - action - mouvement - biofeedback visuo-tactilo-kinesthésique, par couplage des aires prémotrices du cerveau avec un ordinateur contrôlant un robot. Des travaux sur le singe implanté réalisent d’ores et déjà l’extraction des patrons d’activation neurale corrélatifs des intentions motrices et leur transformation en ordres moteurs pour le contrôle d’un bras artificiel en alternance avec le bras naturel de l’animal (Nicolelis (2003, pp. 417-422)). On se gardera de crier au technicisme invasif : Philip Kennedy (2000) a montré qu’un patient « locked in » connecté par électrode neurotrophique implantée dans l’aire motrice à un programme d’aide à la communication verbale était capable à l’issue d’une période d’apprentissage d’intégrer le curseur à son schéma corporel. Au lieu de penser à mouvoir sa main (paralysée) pour évoquer le potentiel d’action qui commandera le déplacement du curseur, il pense directement à mouvoir le curseur. Ce qui autorise les chercheurs à se référer non au cortex de la main, mais au « cortex du curseur ».

 

REFERENCES

Berthoz A. et Petit J.-L. (2006). Physiologie de l’action et phénoménologie, Paris, Odile Jacob.

Frith C. D. (1992/1996). Neuropsychologie cognitive de la schizophrénie, Paris, P.U.F.

Frith C. D. (1996). The Role of the Prefrontal Cortex in Self-consciousness: the Case of Auditory Hallucinations, Philosophical Transactions of the Royal Society of London, Biological Sciences, 351, pp. 1505-1512.

Hoffman R. E., Rapaport J., Mazure C. M. et Quinlan D. M. (1999). Selective Speech Perception Alterations in Schizophrenic Patients Reporting Hallucinated “Voices”, American Journal of Psychiatry, 156, pp. 393-399.

Iriki A., Tanaka M. et Iwamura Y. (1996). Coding of Modified Body Schema during Tool Use by Macaque Postcentral Neurones, Neuroreport, 7, pp. 2325-2330.

Kennedy Ph. R. et King B. (2000). Dynamic Interplay of Neural Signals during the Emergence of Cursor Related Cortex in a Human Implanted with the Neurotrophic Electrode, in J. Chapin, K. Moxon (éds.), Neural Prostheses for Restauration of Sensory and Motor Functions, CRC Press, pp. 221-233.

Nicolelis M. A. L. (2003). Brain-machine Interfaces to Restore Motor Function and Probe Neural Circuits, Nature Reviews Neuroscience, pp. 417-422.

Petit J.-L. (éd.) (2003). Repenser le corps, l’action et la cognition avec les neurosciences, Intellectica, n° 36-37.

Petitot J. (2003). La neurogéométrie de la vision, séminaire du cours de A. Berthoz « Espace des sens et sens de l’espace » (29 Janv. 2003).

 

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