Ricoeur : "Le cerveau ne pense pas. Je pense"

Publié le par Jean-Luc PETIT

RHPR - Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses
Publiée avec le ccrs du CNRS et du CNL
Tome 86 n°1, Janvier-Mars 2006, p. 97-109.

Sur la parole de Ricoeur :
« Le cerveau ne pense pas. Je pense. »
Jean-Luc Petit

 

 

Résumé : Je me propose de revenir sur « le dialogue manqué » Changeux – Ricœur afin de mieux comprendre ce qui fait difficulté dans la relation entre neurosciences et phénoménologie. Cette difficulté apparente est-elle réelle, et en ce cas doit-elle être considérée comme insurmontable ? La réponse viendra peut-être des neurosciences elles-mêmes, où l’on peut apercevoir les signes avant-coureurs d’un esprit nouveau. De nouvelles neurosciences de l’anticipation et de l’action pourraient satisfaire les exigences de la phénoménologie que les neurosciences classiques, dominées qu’elles étaient (et qu’elles restent) par l’idéologie cognitiviste des représentations – objets mentaux. Ces exigences avaient été exprimées d’abord dans Le volontaire et l’involontaire qui ouvraient – bien avant qu’il soit question de « neurosciences cognitives » – la perspective d’une phénoménologie de l’action que l’orientation herméneutique de l’œuvre ricœurien ultérieur a laissée de côté. La relance de cette phénoménologie de l’action pourrait contribuer à l’éclairement des neurosciences et des sciences cognitives par le rappel des intuitions de la phénoménologie sur le corps propre et l’empathie. Nouvelle occasion de vérifier la fécondité de l’enseignement de notre maître Ricœur jusque dans des secteurs qui n’ont pas été les siens.

Abstract: I wish to come back to the "failed dialogue" between Changeux and  Ricœur in order to understand better what is the difficulty in the relation between neurosciences and phenomenology. Is this apparent dufficulty real, and in that case, should it be considered unsurmountable? Long before there was talk of "cognitive neurosciences" The voluntary and the Involuntary opened up the perspective of a phenomenology of action that was passed over in the hermeneutical orientation of Ricœur's later works. The relaunching of this phenomenology of action might contribute to the elucidation of neurosciences and cognitive sciences by recalling the intuitions of phenomenology on the own body and empathy. This is a new occasion to verify how far the teaching of our master Ricœur is fruitful beyond his own domain.


INTRODUCTION 


Je souhaiterais commencer par l’évocation de ma dernière rencontre avec Paul Ricœur. Non sans appréhension, une appréhension doublée d’un remords de conscience que faute d’une visite aux « Murs Blancs », projetée mais toujours remise, cette rencontre ait été la dernière. Car ce n’est pas volontiers qu’on se replonge dans la confusion intérieure d’un tournant de l’existence où l’on s’était imaginé par une décision de séparation conjugale reprendre l’initiative perdue dans la conduite de sa vie – avec l’espoir de recouvrer l’estime de soi –  alors même qu’on cédait aussi, peut-être, à la fascination devant l’irrévocable. Une toile de fond morose donc, pour cette soirée du lundi 2 mars 1998 organisée dans ses appartements, très chics, de la place du Panthéon par l’éditrice à la mode, Odile Jacob, pour le lancement de La nature et la règle [Changeux et Ricœur, 1998]: soirée à laquelle j’étais convié sur les instances de Ricœur, comme étant avec lui « en proximité de pensée » (sa dédicace sur mon exemplaire), en compagnie d’un groupe de journalistes littéraires et d’intellectuels parisiens choisis sur d’autres critères. Suivant une étiquette irréprochable, les services alternaient avec des intermèdes philosophiques où les deux auteurs se prononçaient, tour à tour, sur les grands thèmes du livre et se prêtaient au jeu des questions avec des convives, impressionnés de la gravité peu commune du débat et flattés (confortés dans le sentiment de leur propre importance) d’en être. La personnalité des dialoguants ressortait en pareil cadre avec un relief qu’accentuait le contraste entre eux. Devant l’assurance inentamable de Jean-Pierre Changeux, qui appuyait son discours de vérité du poids des faits et de l’autorité du porte-parole officiel de la science, Ricœur, malgré l’âge et la maladie, était comme toujours simplement lui-même : l’individu courageux dans un monde académique où d’autres vertus sont à l’honneur, la droite conscience sans faiblesse pour les consensus médiocres, l’argumentateur coriace « who knows what counts as an argument » (qualité qu’il appréciait chez ses collègues anglo-saxons et dont il déplorait la rareté en d’autres milieux).

            « Ricœur – la vigueur », cette équation exprimait l’homme : Mme Paulette Mounier, veuve d’Emmanuel Mounier qui résidait avec ses deux filles dans l’autre pavillon des Murs Blancs, disait qu’un jour où elle s’était fait une entorse à la cheville et ne pouvait plus marcher, il l’avait soulevée dans ses bras « comme une plume ». Je retrouve, pour ma part, cette même vigueur à chaque relecture de La nature et la règle. L’acte de penser redevient alors ce que l’habitude du parler « cognition » nous a fait trop oublier : l’exercice de prise en responsabilité ultime de soi par quelqu’un ; quelqu’un, comme déjà Descartes, qui ne laisserait à nul autre la charge de répondre de ce qu’il avance. Quelle différence avec l’esquive de responsabilité systématique de ceux qui se retranchent toujours derrière un collectif : « Nous autres, théoriciens naturalistes, etc. » ! Responsabilité, au demeurant, si peu engagée par un tel discours, qui ne dit rien qui ne l’ait déjà été par toute une communauté en fonction du secteur de recherche considéré. En ce contexte retrouvé de pensée vive (mais pas en n’importe quel contexte), il est littéralement vrai de dire que c’est la personne entière qui pense. Or, cette évidence n’en est pas une pour tout le monde. C’est ce que m’a montré l’unanimité des réserves ou des déceptions au sujet des positions de Ricœur de la part des biologistes avec qui j’ai pu avoir l’occasion d’en discuter, quelles que soient d’ailleurs leurs dispositions envers la phénoménologie. Sincèrement déconcerté, vu mon parcours personnel de philosophe phénoménologue à la rencontre des neurosciences, mais ne voulant pas m’en tenir là, sans m’arrêter plus longtemps aux traits de personnalité des interlocuteurs du dialogue ci-dessus, je porterai donc l’examen au fond : c’est-à-dire sur l’essence des difficultés de la relation entre phénoménologie et neurosciences. En résumé, je me propose ici de mettre en évidence l’existence de telles difficultés, mais en signalant une issue possible. Et je vais faire en sorte de m’aider dans les deux cas des indications que je trouve chez Ricoeur. Ce sera ma contribution à la preuve de la permanence de sa pensée.

1. Attention au piège de la gigantomachie !

a) Conflit des facultés et impérialisme idéologique.

« Le Savant ― le Philosophe » : nous n’aurons pas la naïveté de penser que la question actuellement posée le serait dans les termes d’un face à face de ces figures tutélaires dont chacune tiendrait sous sa protection les intérêts d’une Faculté de l’Académie. Aujourd’hui comme hier, le domaine intellectuel est traversé de pressions idéologiques auxquelles le penseur doit savoir qu’il dépend de lui de céder ou résister. Hier, c’était la vague du freudo-marxisme structuraliste, ou déconstructionniste. Ricoeur fut un des rares philosophes à rappeler le primat de la subjectivité dans l’interprétation des symptômes ou des œuvres littéraires, dans les actes de base de l’action pratique ou les actes de parole des institutions juridiques, dans le récit biographique de la fiction romanesque ou la structure narrative d’une explication historique. Aujourd’hui, c’est l’entreprise du naturalisme cognitiviste à l’égard de l’esprit humain : l’intentionnalité, la référence des représentations à un objet, l’orientation des actions vers un but, l’interaction dans la communication interpersonnelle, la subordination des conduites individuelles à des valeurs communes, toutes ces dimensions de l’expérience dont la phénoménologie avait défendu l’irréductibilité à des causalités factuelles de l’être objectif, sont ramenées à des systèmes mentaux du cerveau humain, produit de l’évolution darwinienne. Un empire se nourrit des dépouilles du précédent : les mêmes psychanalystes lacaniens qui avaient rejeté Ricoeur du côté de « la philosophie du sujet » sont contraints de prendre la défense du sujet contre la psychiatrie cognitive qui biologise et médicalise le vécu. 

b) La pensée (et l’impensé) dans la science.

« La science pense » – et c’est bien là le problème ! Puisque la contrainte de devoir elle-même, à ses risques et périls, se charger de l’interprétation des données empiriques (un flux continu issu de la compétition entre laboratoires) l’expose à toutes les tentations du contexte idéologique. Par une étrange amnésie, soixante ans après les applications qu’on sait de l’eugénisme, ressurgit l’utopie d’une « éthique » déduite de l’évolution. Même provenance : l’idéologie anglo-saxonne du marché, érigée en loi du vivant. Une loi d’élimination naturelle des inaptes dont il serait urgent de rétablir en société le libre jeu. On brûle les poubelles et les autos dans les banlieues ? Promulguons le dépistage psychiatrique « du trouble des conduites » dès 3 ans et libéralisons l’administration de Ritaline aux enfants hyperactifs : la loi et l’ordre seront restaurés dans l’Etat (expertise de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale du 22 septembre 2005 [voir Le Monde 23.09.2005]). Non purement théoriques, les motivations d’une telle « cognition sociale naturalisée » ne sont plus du ressort des spécialistes : « la déviance morale pose un problème différent de celui du dysfonctionnement pathologique »  (Ricoeur).

c)
La clôture implicite du dialogisme.
Mais, qui voudra participer à un jeu dont le meneur distribuerait les cartes à son avantage, s’attribuant toujours celle du gagnant, au protagoniste celle du perdant ? Or, à quoi revient le dialogue avec le scientifique quand la biologie, se voulant science cognitive, part « à la conquête de l’esprit » ? Sur la base de la tradition, le philosophe pourra toujours émettre ses considérations réflexives sur l’esprit humain : au mieux il redira en termes approximatifs ce dont le savant est seul à posséder un savoir empiriquement fondé. En dehors de cette voie étroite : verbalisme ou fausseté ! Dès ce moment, le dialogisme se referme comme un piège sur le philosophe du dialogue, victime de ses propres principes : sur l’infortuné Ricoeur, le premier, qui s’est fait de l’accueil à la parole d’autrui une règle intangible.

d)
Ambiguïtés du projet de construire un discours commun.
Pour autant, quels que soient les présupposés cachés d’une discussion, si inégalement répartis que soient les avantages et les handicaps respectifs, il semble qu’un impératif s’impose de toutes façons : « construire un discours commun » est un objectif qu’on ne saurait récuser sans se déconsidérer partout. Sauf qu’un discours ne devient pas commun sur la base d’une perpétuelle ambiguïté. Ambiguïté que trahit le lexique de la naturalisation des concepts phénoménologiques. « Représentation » : tantôt l’acte de se représenter une chose ; tantôt un objet mental dans le cerveau. « Action » : tantôt l’épreuve d’objectivation d’une intériorité subjective ; tantôt un mouvement corporel programmé par la représentation du but. « Intentionnalité » : tantôt l’orientation active de l’être subjectif dans le monde ; tantôt le fait que les représentations dans le cerveau sont « au sujet de » l’objet qui les cause. Etc.

e)
Repartir d’une intuition commune et concourir à sa capture.
Devant cet évident blocage du dialogue, je souhaiterais évoquer une solution de rechange. Mais, protestera-t-on, peut-il y avoir une autre voie que le dialogue ? Oui, si l’on veut bien réactiver une intuition commune aux phénoménologues, première manière : Husserl, Scheler, Dilthey, Merleau-Ponty, Sartre, mais aussi le premier Ricoeur [Ricœur, 1988 (1950)]. Celle-ci : un phénoménologue a affaire à une expérience qu’il lui incombe de méthodiquement décrire, une expérience si habituelle qu’elle passe inaperçue, dissimulée qu’elle est sous ses objectivations, à commencer par sa mise en forme scientifique. Un certain relativisme linguistique nous a fait quitter ce terrain d’expérience qu’il s’agit désormais de retrouver, si nous voulons participer avec les chercheurs empiriques à une œuvre commune par une contribution plus positive qu’un ajustement interne du langage ou un examen logique des arguments. Car enfin, si nous avons quelque chose à dire du « corps propre » (Leib) et de « l’empathie » (Einfühlung), c’est en référence à des vécus subjectifs dont nous avons une expérience qui requiert l’approche phénoménologique, de préférence à toute expérimentation. 

2. Ontologie spontanée et epistemologie méconnue :

a)
Pluralisme méthodologique de la praxis scientifique.
Si l’exemplarité de la posture morale de Ricoeur en diverses occasions (guerre d’Algérie) a imposé le respect, ce n’est pas une raison de subsumer son œuvre sous la catégorie : Éthique. Or, un biais en ce sens existe. Il fait qu’on n’a pas noté l’acuité de son regard épistémologique. En effet, Ricoeur est incomparable lorsqu’il faut mettre au jour la diversité réelle sous l’uniformité de façade dans un domaine d’investigation scientifique. C’est ce qu’il a fait pour les études historiques, non sans provoquer l’agacement des historiens, peu flattés de la bigarrure de leur prétendue positivité. Mais, c’est aussi ce dont il s’est également prouvé capable en un domaine qui n’a que tardivement attiré l’attention des philosophes, celui des neurosciences et sciences cognitives. Ce qu’il en dit dénote une sensibilité à l’hétérogène sous les regroupements disciplinaires en usage. Déjà, les neurosciences se désignaient au pluriel, mais devenant « cognitives », elles se satellisent des disciplines annexes : pluralisme redoublé. Or, dans la recherche, comme pratique effective, chaque mode d’approche génère son propre discours et chaque discours renvoie à sa propre ontologie. Sans que rien ne prouve a priori que ces discours, même si, en définitive, ils traitent « de la même chose », soient pour autant tous mutuellement traduisibles sans perte d’information. L’écologiste s’intéresse à la relation du vivant et de son milieu, l’éthologiste au comportement animal, le psychiatre à la personnalité et aux antécédents du patient, le psychologue aux fonctions psychologiques, le physiologiste aux systèmes du cerveau. 

b)
Monisme ontologique du Grand Discours de Vérité.
Bien sûr, l’exigence d’intégration de cette diversité se fait sentir. Mais, peut-elle à l’heure présente être autrement satisfaite qu’au plan de l’exposé pédagogique ou de la déclaration d’intention idéologique ? Car, il n’existe rien de tel qu’un discours explicatif homogène qui puisse rendre compte, en termes des mécanismes moléculaires, chimiques ou électriques, de la synapse, par exemple, de tout l’étagement des niveaux de complexité qu’on peut distinguer entre cette synapse et le patron d’activation transitoire d’une assemblée cellulaire, ou la carte somatotopique corticale, ou la variation locale du flux sanguin cérébral, ou encore la dynamique de l’activité électro-physiologique globale. Et encore, cette énumération ne sort-elle pas de la région « cerveau ». La démonstration devient triviale quand on passe au comportement, qui plus est au comportement dans ses conditions naturelles « écologiques ». Le fait qu’on peut sauter d’un « niveau de description » au niveau inférieur en retombant à chaque fois sur « des mécanismes » n’explique pas grand-chose, vu l’amphibologie sur ces « descriptions » et « mécanismes ». Ce qui est mécanisme au plan mental peut-il être mis en corrélation avec ce qui est mécanisme au plan neuronal ? : c’est la question qu’on se pose à nouveaux frais, à propos de chaque fonction étudiée. Rien n’interdit, au demeurant, d’élaborer sur les bases d’une position idéologique préconçue (le monisme matérialiste tiré, hier de Haeckel, dorénavant de Spinoza) un discours à sémantique homogène qui, du fait même de cette homogénéité, pourra passer pour la vitre transparente placée devant l’être. On aura alors, sinon le Grand Discours de Vérité de la science à son terme, du moins un effort en ce sens. L’interlocuteur de Ricœur possède ce talent. 

c)
L’imagerie cérébrale en guise de speculum mentis.
Un test de la clairvoyance de Ricœur est qu’il ne partage pas l’enthousiasme de beaucoup pour les performances de l’imagerie cérébrale. « Fenêtre ouverte sur le cerveau pensant qui nous fait voir l’image des états mentaux » : qui résisterait à la fascination de la métaphore visuelle dont cette trompeuse présentation est imprégnée ? Précisément, l’auteur de La métaphore vive [Ricœur, 1975] (à distinguer des métaphores usées ou mortes !) qui nous enseigne que la métaphore fait voir les choses d’une certaine façon, parfois en fait voir alors qu’il n’y en a pas. Et aussi que la façon dont la métaphore visuelle fait voir les choses, c’est la modalité du direct. Par sa seule puissance l’objet est là, sous nos yeux. Elle est métaphore objectivante par excellence. Pour nous persuader qu’il y a « des intentions » dans les aires prémotrices, il suffit désormais qu’on puisse « les observer directement » par imagerie. Devant cette dérive métaphorique on devra toujours rappeler que l’image est pour un observateur, un contemplateur ou un rêveur. Elle n’est pas « dans son cerveau », encore moins « dans le cerveau d’un autre ». Sauf dans le jargon technique des synthétiseurs « d’images de synthèse ». Sauf à rebaptiser « image » une configuration d’activité locale (localisée par un traitement statistique des enregistrements au scanner) dont on a fait l’hypothèse qu’elle est corrélative de l’accomplissement par le sujet d’une tâche, elle-même isolée du reste de son comportement de manière à garantir la sélectivité de cette correspondance fonctionnelle. Ces réserves de Ricoeur sont exprimées dans une critique du langage, mais qu’on ne s’y trompe pas : elles vont plus loin. Elles renvoient à la controverse entre physiologistes, informaticiens et physiciens au sujet du caractère significatif ou non des foyers d’activités dans l’image et de la comparabilité ou non comparabilité des images obtenues par des techniques différentes.

3. De la phénoménologie à l’herméneutique (et retour) :

a)
Nécessité et dépassement de l’égologie phénoménologique.
A présent, je me retrouve l’élève de Ricœur que d’une certaine manière je n’ai jamais cessé d’être (en dépit de moi, j’en fais l’aveu !), et la crainte me saisit. Aurais-je, pour l’ensemble de sa carrière philosophique, la même capacité de ressaisir, qui m’a toujours frappé d’étonnement et d’admiration chez lui ? C’est néanmoins celà qui m’incombe, si je veux acheminer le lecteur vers le versant positif de ce qui peut ressembler, jusqu’ici, au scepticisme du penseur spirituel devant les prétentions conquérantes d’une science positive. Au moins aurai-je ébauché un programme, si les limites de cet article m’empêchent de le remplir. Ayant rejoint Ricoeur pour la préparation d’un mémoire de Diplôme d’Etudes Supérieures à Nanterre sur les Méditations cartésiennes de Husserl, j’ai été sensibilisé à la constance de sa référence à l’ego. Une égologie est au cœur permanent de sa phénoménologie. De cette fidélité il a payé le prix : soutenant le choc des vagues successives de l’objectivisme négateur de la subjectivité (Lacan, Greimas, Lévi-Strauss, Braudel, etc.). Mais cette assomption du pôle égologique a toujours été prise dans une tension, du fait du sens aigu de l’insuffisance des ressources fondationnelles de l’ego pour constituer l’objectivité du sens. Une objectivité qu’il redoutait si peu qu’il a toujours préféré à la réflexion subjective et au repli sur l’intériorité l’immersion dans un domaine constitué, sans se laisser rebuter par des bibliographies aux dimensions océaniques : linguistique, rhétorique, pragmatique, philosophie analytique, science historique, théorie juridique, corpus freudien...

b)
La dérive de l’interprétation et sa relève historico-culturelle.
Cette tension de l’assomption de l’ego et du refus de s’y tenir aurait pu se détendre d’un coup. L’influence de Nietzsche, avec sa dissolution jubilatoire du Moi et de la chose dans l’interprétation infinie d’une intertextualité sans sol dernier ni horizon ultime, a séduit nombre de phénoménologues (Derrida, Deleuze, Nancy). Non seulement Ricoeur a dénoncé le nihilisme de cette critique éradicatrice du sujet, mais il a fait en sorte de retourner en positif le mouvement déstabilisateur. Car l’interprétation, en tant que pratique concrète, atteste l’importance de l’interprétant et consolide en face de lui l’objet qui motive son intervention. Tout le contraire de ce que prétendent les Blanchot et autres mystiques du « texte infini ». Enchaîner les approches interprétatives de l’expérience humaine les unes avec les autres en un mouvement amplifiant : ce geste pouvait alors être mis en avant comme contre-proposition. Vous parler d’interprétation ? Eh bien regardons-y de près ; allons vers ceux qui la pratiquent, tandis que les philosophes en tirent argument : les philologues, linguistes, historiens, juristes, etc. Ainsi se dessinait un parcours répétant en un sens celui de l’extranéation et du retour à soi de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel. Une même distanciation du Moi de soi-même avec retour à un Soi enrichi de toute la culture humaine, mais sans le dogmatisme du Concept surplombant. 

c) Herméneutique et analytique : l’option pour la voie du langage.

Cette intégration de l’interprétation à la phénoménologie transformée (sans rupture) en herméneutique impliquait une option décisive sans garantie de retour. Une option pour une constitution langagière (narrative) du sujet qu’allait renforcer le dialogue avec la philosophie analytique. La théorie analytique de l’action n’en retient, en effet, que la structure conceptuelle-propositionnelle qu’on lui impose en en parlant. Tandis que la théorie analytique de l’histoire est plus une stylistique historiographique qu’une archivistique positiviste. De sorte que l’expérience vécue, dont la phénoménologie originelle se voulait la « science descriptive », cette expérience vécue en son mutisme reculait à l’horizon du discursivisme ricoeurien pour ne jamais plus être convoquée. En cela, l’œuvre accuse son appartenance à l’époque des philosophies du langage, sans toutefois qu’il soit vrai de l’y prétendre enfermée.

d) La voie de l’action incarnée : une piste restant à explorer.
Car une autre piste avait été ouverte, antérieurement à la rencontre de l’herméneutique par le biais du symbole. Sa thèse de doctorat, Philosophie de la volonté, découvrait dans l’expérience de l’attention volontaire (« Je suis ce libre regard (150) ») le terrain propre d’une égologie éidétique de l’intentionnalité pratique, une extension de l’égologie de la conscience cognitive dont Husserl avait fondé la possibilité dans Ideen I [Husserl, 1950]. Cette synthèse volontaire de l’ego ne le dissocie pas de l’appel de la chose à faire par lui dans le monde comme horizon de son projet d’action. Tandis que la chose ne précède pas le mouvement attentionnel qui l’objective : « La chose, c’est l’attention qui s’arrête (142) ». Replongée dans le mouvement de spatialisation organique de l’intention motrice, l’autoposition de l’ego lui donne corps : « le corps vécu est réciproque d’une « tenue » de la volonté (15) ». Que ces analyses s’alimentent à l’expérience du prisonnier dans un camp de Poméranie orientale de 1940 à la fin de la guerre ou à l’expérience du protestant lecteur enthousiaste de Luther (De la liberté chrétienne), elles ne thématisent pas la contribution des formes du langage à la formation du je. Du moins pas au-delà de Husserl quand il prend appui sur les expressions habituelles du vécu. Cette voie d’approche n’est clairement pas celle d’une constitution narrative de l’ego.

4. Vers une physiologie de l’anticipation et de l’interaction :

a)
Aux limites de l’analyse du discours de l’action.
Prenant appui sur un éprouver du corps agissant préalable au façonnement de la représentation par le langage, ces analyses étaient prémonitoires. Dans l’heureuse naïveté « prélinguistique » d’une philosophie réflexive, s’y affirme le pouvoir constituant de l’action à l’égard de la chose et du corps propre. Tandis que l’engagement ultérieur dans la voie langagière pose problème pour le retour vers l’expérience du corps. Preuve en est le peu de réception en philosophie analytique de la proposition de Ricœur [Ricœur, 1977] de replacer la phénoménologie du corps propre sous l’analyse des « actes de base » de la théorie de l’action analytique. Une telle théorie de l’action, toute entière contenue dans les limites d’un examen de « ce qu’on en dit », risque de n’aboutir qu’à une sémantique de l’action privée du fondement ontologique dont une sémantique dépend pour ses évaluations de phrases d’action, fondement qui ne saurait être que les vécus, inaccessibles par définition à cette approche langagière. Cette conclusion s’était imposée à moi à la suite de ma propre thèse de doctorat sur La sémantique de l’action [Petit, 1991], où j’avais tenté de reprendre et prolonger le mouvement de Ricoeur à la rencontre de la philosophie de l’action développée dans le monde anglo-saxon à partir des Investigations II de Wittgenstein. Puisque l’action commence en deçà du discours, c’est la kinesthèse, incarnation du vouloir dans la motricité, qu’il faut analyser d’abord.

b)
L’anticipation dans la perception et l’action.
L’autonomie que confère à la personne sa constitution langagière étant pour lui un rempart suffisant contre les prétentions d’extension territoriale d’une neurophysiologie moléculaire, Ricoeur dans le dialogue avec Changeux tend à revenir toujours à ses distinctions de niveaux de langage. Il s’expose du même coup au reproche de vouloir créer arbitrairement des ruptures dans un discours intégratif qui pourrait être sans solution de continuité. Mais, en vérité, ce dualisme physico-sémantique n’est qu’un coup d’arrêt au dogmatisme physicaliste, le préalable indispensable à une contre-proposition positive. Or, celle-ci se fait attendre. Ricoeur ne fait pas référence en ce contexte à sa propre philosophie de la volonté. Pourquoi ? Peut-être un effet persistant de son tournant herméneutique, impliquant l’abandon de l’intuition directe pour l’interprétation des signes. Or, c’est pourtant bien là la base possible d’un discours commun : cet éprouver direct de l’expérience corporelle de l’agir, qu’aucun physiologiste ne nous refusera. Une phénoménologie physiologique ramènerait à un commun principe générateur la synthèse sensorielle de la chose par l’attention dans la perception et l’intégration du schéma corporel de l’agent dans le mouvement. Ce principe est le primat de l’action qu’il lui avait fallu promouvoir en renversant la traditionnelle hiérarchie subordonnant l’action à la réceptivité sensorielle. 

c)
Sous le règne de la représentation, la percée de l’action.
Cet interdit personnel de remonter en deçà du langage pour relancer son programme initial s’ajoutant à sa généreuse préoccupation de rendre justice aux mérites de ses étudiants, c’est à mon Introduction au volume collectif Les neurosciences et la philosophie de l’action [Petit (éd.), 1997, p. 1-23] tiré des Ateliers interdisciplinaires organisés avec l’appui des physiologistes à Strasbourg (1993-1996) qu’il a choisi de s’adresser pour répondre à Changeux [Changeux et Ricœur, 1998, p. 106-109]. Dans un effort, dont je réalise toujours mieux qu’il prolonge celui du jeune Ricœur, j’y discerne une tension encore inaperçue dans les neurosciences contemporaines : elles ont besoin d’un discours hybride, mais commode, sur « les représentations dans le cerveau », emprunté à la philosophie de l’esprit états-unienne. Ce discours grève lourdement l’interprétation de leurs données les plus révolutionnaires d’un objectivisme naïf qui en amortit l’impact sur notre conception du fonctionnement cérébral. Malgré tout, sous cette gangue, la percée commence à se faire d’une physiologie de l’anticipation et de la projection [Berthoz, 1997; Berthoz et Petit, 2006]qui apportera une validation empirique à la phénoménologie de l’action volontaire. Dans la mesure, notamment, où celle-ci voulait rétablir « la place de l’anticipation dans tous les modes de la conscience [Ricœur, 1988 (1950), p. 50]».    

d) Neuroscience sociale ou solipsisme cérébral ?
Le combat du phénoménologue contre l’objectivisme n’est pas un combat d’arrière-garde sur les positions de repli d’une stérile égologie. C’est un combat pour le sens de l’objectivation qui va se jouer sur le terrain même d’une physiologie de l’action. Lorsque les neurosciences dites « cognitives », c’est-à-dire celles qui travaillent encore sous le paradigme de la représentation, auront été au bout de leur entreprise de détournement des concepts phénoménologiques : intentionnalité, corps propre, empathie, etc. elles achopperont sur l’irréductibilité de la théorie de la constitution à leur paradigme représentationnel. Parce que l’action, comme représentation mentale, ne saurait contribuer au sens d’être du monde où cette action intervient, ni au sens de la chose que cette action prélève sur l’horizon de ce monde, ni au sens du corps de l’agent opérant ce prélèvement. C’est uniquement lorsque la physiologie aura été suffisamment phénoménologisée qu’elle concevra l’interaction entre les agents comme constitutive du monde, − le monde en tant que Lebenswelt et non monde physique préconstitué dans la représentation scientifique à cette interaction constituante. De l’issue de ce combat dépend la possibilité que les neurosciences quittent le solipsisme cérébral de la représentation pour soutenir leur ambition de devenir « neuroscience sociale ».

CONCLUSION


Une pensée est fatalement orpheline de celui qui l’a éveillée et qui s’en est allé. Mais la tristesse décourage et l’on retrouve mieux Ricoeur dans le sens de l’urgence de la tâche. Il faut penser ! Sauvegarder sa vigilance contre toute édification idéologique, se drapât-elle dans un manteau de science. L’influence d’une œuvre se mesure à l’éclairage qu’elle projette hors de son terrain : ayant employé son énergie à dévoiler la subjectivité à elle-même dans les formations objectivées du langage, Ricoeur n’a pas eu le loisir d’appliquer son expertise à ce domaine, encore disjoint il y a un demi-siècle, de la psychologie et de la physiologie. Nous n’aurons pas trop manqué à notre devoir si le lecteur aperçoit mieux maintenant, à la lumière qu’y projette son œuvre, certaines contraintes et lignes de force, mal reconnues encore, selon lesquelles ce domaine étranger à elle s’organise en ses problématiques efforts d’intégration.

bibliographie

Berthoz, 1977 : Alain Berthoz, Le sens du mouvement, Odile Jacob, Paris, 1977.
Berthoz et Petit, 2006 : Alain Berthoz et Jean-Luc Petit, Physiologie de l’action et phénoménologie, Odile Jacob, Paris, 2006.
Changeux et Ricœur, 1998 : Jean-Pierre Changeux et Paul Ricœur, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, Odile Jacob, Paris, 1998.
Husserl, 1950 : Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Gallimard, Paris, 1950.
Ricœur, 1950/1988 : Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I. Le volontaire et l’involontaire, Aubier, Paris, 1950/1988.
Ricœur, 1977 : Paul Ricœur, La sémantique de l’action, cnrs, Paris, 1977.
Ricœur, 1975 : Paul Ricœur, La métaphore vive, Le Seuil, Paris, 1975.
Petit, 1991 : Jean-Luc Petit, L’action dans la philosophie analytique, Presses Universitaires de France, Paris, 1991.
Petit (éd.), 1997 : Jean-Luc Petit (éd.), Les neurosciences et la philosophie de l’action, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1997.

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